Paroles d’anarchistes d’Arménie et d’Azerbaïdjan

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Sur la violence au Haut-Karabakh

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Cette semaine, un nouveau cycle de violences a éclaté dans la zone contestée du Haut-Karabakh, également connue sous le nom d’Artsakh, une enclave arménienne en Azerbaïdjan. Des anarchistes en Arménie et en Azerbaïdjan proposent leur analyse de la situation.

Contexte

Le génocide arménien a laissé une profonde cicatrice sur la région située entre la mer Égée et la mer Caspienne. Il y a une centaine d’années, le gouvernement de l’Empire ottoman supervisait le meurtre de plus d’un million d’Arménien·nes, ouvrant ainsi la voie à l’émergence de la Turquie en tant qu’état ethnonationaliste.

Suite à un pogrom ayant ciblé les Arménien·nes dans la ville azerbaïdjanaise de Soumgaït en février 1988, le mouvement d’indépendance arménien prend de l’ampleur en Union soviétique, et particulièrement au Haut-Karabakh, une région à majorité arménienne entourée de régions à majorité azerbaïdjanaise. En décembre 1991, peu après la déclaration d’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, les Arménien·nes du Haut-Karabakh déclarent leur indépendance de l’Azerbaïdjan. Les deux gouvernements entrent en guerre pour le contrôle de cette région. Le conflit n’a pas été résolu et les hostilités ont repris en 2020.

Jusqu’à présent, le gouvernement de Russie avait joué le rôle de médiateur en négociant le cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et en installant des troupes de « maintien de la paix » au Haut-Karabakh. Mais alors que la Russie est enlisée en Ukraine et se trouve de plus en plus dépendante du gouvernement turc, le gouvernement azerbaïdjanais a pu profiter du soutien du président turc Recep Tayyip Erdoğan et de la richesse provenant de l’augmentation des revenus pétroliers pour reprendre les hostilités. Dans un premier temps, le Haut-Karabakh a été soumis à un blocus qui l’a privé de ses ressources, puis, cette semaine, l’armée azerbaïdjanaise a attaqué la région, tuant au moins plusieurs dizaines de personnes. Bien que le gouvernement autoproclamé du Haut-Karabakh ait capitulé, le dernier chapitre de cette tragédie ne fait que commencer. Il y a lieu de s’attendre à une poursuite de la violence d’État, à des nettoyages ethniques et à des déplacements de population, ce qui ne pourra qu’aggraver la crise des réfugié·es en Arménie et dans les zones alentour.

Comme nous l’avions anticipé, la guerre continue de s’étendre dans la région, du Yémen à la Syrie, et de l’Ukraine à l’Arménie. :

L’invasion de l’Ukraine préfigure sans doute ce qui risque d’arriver ailleurs. Au cours des dernières décennies, les gouvernements du monde entier ont investi des milliards de dollars dans les technologies de maintien de l’ordre et les équipements militaires tout en ne prenant que très peu de mesures pour lutter contre l’accroissement des inégalités ou la destruction de l’environnement. Alors que les crises économiques et écologiques s’intensifient, de plus en plus de gouvernements chercheront à résoudre leurs problèmes intérieurs en engageant des conflits avec leurs voisins.

En tout état de cause, cette analyse sous-estime le rôle des conflits ethniques alimentés par l’État pour faire office de soupapes de pression afin de pallier aux échecs du capitalisme et de l’État – non seulement en Palestine, en ex-Yougoslavie et au Kurdistan, mais également aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump.

Les violences dans le Haut-Karabakh démontrent une nouvelle fois que les individus ne peuvent pas compter sur les structures de l’État pour les protéger. Confronté·es à une campagne de violence ethnique qui dure depuis des siècles, les habitant·es sont pris·es au piège entre le gouvernement azerbaïdjanais qui cherche à s’emparer de leurs terres et de leurs ressources, et le gouvernement arménien, qui a abandonné toute prétention à assurer leur sécurité. Ni le gouvernement russe ni les gouvernements européens ne souhaitent intervenir. Tous ces gouvernements se livrent dans les faits à des rackets à la protection, qui laissent les habitant·es à la merci de l’ethnonationalisme et du militarisme d’État.

Il ne s’agit pas d’un argument pour soutenir l’armée arménienne. Au fil des ans, le gouvernement arménien, ses forces militaires et ses soutiens ont également commis le genre d’atrocités qui se produisent généralement lors de conflits portant sur les territoires et les ressources. Il est donc urgent de s’organiser contre les conflits ethniques, la violence d’État et la conquête coloniale sous toutes leurs formes. Pour être efficace, cette lutte doit avoir lieu de part et d’autre de chaque frontière, de part et d’autre de chaque conflit.

Nous présentons ici un extrait d’une déclaration anti-guerre provenant d’Azerbaïdjan ainsi que trois textes d’anarchistes d’Arménie.


Mouvements anti-guerre en Azerbaïdjan

Il a été difficile de maintenir le contact avec les anarchistes et les autres autres groupes anti-autoritaires en Azerbaïdjan, notamment à cause de la politique de répression en cours actuellement. Comme d’habitude, la répression interne est une composante essentielle pour créer les conditions d’une mobilisation contre un ennemi extérieur, qui sert alors à détourner l’attention des problèmes intérieurs. Le gouvernement d’Azerbaïdjan a par exemple utilisé des logiciels espions à la fois pour cibler des personnes en Arménie et pour mettre en place une vague d’arrestations visant les éléments de la société azerbaïdjanaise qui s’opposent à la guerre.

Pour une perspective anti-guerre depuis l’Azerbaïdjan, on pourra lire l’extrait suivant d’un manifeste anti-guerre publié par des anarchistes et des « jeunes de gauche » en 2020:

La récente phase d’escalade entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au Haut-Karabakh démontre une fois de plus à quel point le cadre de l’État-nation est dépassé par les réalités actuelles. Le seul ennemi que nous ayons à combattre est notre incapacité à dépasser la logique de division des personnes entre humain·es et non-humain·es sur la seule base de leur lieu de naissance. Elle ne mène qu’à l’établissement de la supériorité des « humain·es » sur les « autres » déshumanisé·es comme seule façon de penser la vie commune à l’intérieur de certaines frontières territoriales. Cette logique qui occupe nos esprits et nous empêche de penser au-delà des narratifs et d’imaginer nous-mêmes nos vies est celle que nous imposent les gouvernements nationalistes prédateurs.

C’est elle qui nous rend inconscient·es des conditions d’exploitation de notre propre survie dans nos pays respectifs dès que la « nation » lance son appel pour la protéger de « l’ennemi ». Notre ennemi n’est pas un·e quelconque arménien·ne que nous n’avons jamais rencontré·e et que nous ne rencontrerons probablement jamais. Notre ennemi, ce sont les gens au pouvoir qui appauvrissent et exploitent les gens et les ressources de notre pays à leur profit depuis plus de vingt ans.

Ils ont été intolérants à l’égard de toute dissidence politique, opprimant sévèrement les dissident·es à l’aide de leur gigantesque appareil de sécurité. Ils se sont accaparé des sites naturels, des littoraux, des ressources minérales pour leur propre plaisir et usage, et en ont limité l’accès pour les citoyens ordinaires. Ils ont détruit notre environnement, abattu des arbres, contaminé l’eau et procédé à une « accumulation par dépossession » à grande échelle. Ils sont complices de la disparition de sites et d’objets historiques et culturels à travers tout le pays. Ils détournent les ressources de secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé et la protection sociale au profit de l’armée, permettant à nos voisins aux ambitions impérialistes – la Russie et la Turquie – d’engranger des bénéfices.

Curieusement, tout le monde est conscient de ce fait, mais une soudaine amnésie collective frappe dès que la première balle est tirée à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Nous recommandons également la lecture de cette déclaration du Collectif féministe pour la paix en Azerbaïdjan :

Nous nous opposons avec véhémence à cet endoctrinement et rejetons l’asservissement des personnes au nom de la nation, fondée sur la haine et l’altérisation. Nous appelons l’Azerbaïdjan à mettre fin à la terreur qu’il exerce à l’encontre des populations arméniennes du Karabakh. Notre appel s’étend au peuple d’Azerbaïdjan, que nous exhortons à faire preuve de rationalité et d’empathie, et à ne pas admettre que leurs griefs soient instrumentalisés pour les désirs nationalistes du régime, et à ne pas permettre que leurs corps soient exploités pour la cupidité capitaliste de l’État et de l’élite dirigeante.


La situation en Artsakh, les conditions en Azerbaïdjan

Ceci est le point de vue d’un anarchiste russe vivant en exil à Erevan.

Le 19 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé son opération « anti-terroriste » contre le Haut-Karabakh. Des rapports font déjà état de victimes civiles.

Malgré la capitulation des autorités de la république autoproclamée et les négociations récemment entamées entre les dirigeants militaires et politiques, l’Azerbaïdjan continue de bombarder Stepanakert et d’autres zones peuplées de l’Artsakh. La résistance spontanée de la population locale continue également. On rapporte que les habitant·es de certains villages auraient refusé d’être évacué·es et auraient affirmé préférer mourir que partir. Des combats désespérés se poursuivent, opposant des fusils yougoslaves à des drones.

Nous avions déjà exprimé notre soutien aux victimes de l’agression azerbaïdjanaise, tout comme nos camarades de la diaspora anarchiste russe de Tbilisi, qui s’organisent également dans leur communauté là-bas. Nos camarades ici à Erevan ont collecté de l’aide humanitaire pour venir en aide aux réfugié·es. Le café « Mama-jan » coopère avec la diaspora juive de la ville, et ouvre ses portes pour rassembler de l’aide pour celles et ceux qui souffrent.

De notre point de vue, le gouvernement azerbaïdjanais cherche à mettre en place la « solution finale à la question arménienne » dans le territoire du Haut-Karabakh.

Ce conflit a commencé à la fin des années 1980. Dans un contexte de libéralisation, les Arménien·nes du Haut-Karabakh sont descendu·es dans les rues par dizaines de milliers pour protester contre la violation de leurs droits dans l’Azerbaïdjan soviétique et pour demander la réunification avec leur patrie historique, l’Arménie, divisée au début du XXe siècle entre les bolchéviques et les Turcs kémalistes. La population arménienne de la ville de Soumgaït faisait face à la fois à la répression et aux pogroms. Une guerre a commencé, accompagnée d’une épuration ethnique, et a entraîné le déplacement de centaines de milliers de réfugié·es des deux côtés. L’Azerbaïdjan a perdu la guerre, mais ne s’est pas réconcilié.

Il est important de comprendre la guerre dans le contexte politique et social existant en Azerbaïdjan. La famille Aliyev a régné sur l’Azerbaïdjan pendant des décennies. Selon Bashir Kitchaev, un journaliste anti-guerre avec qui j’ai eu le plaisir de communiquer personnellement à Tbilisi, ils n’ont pas fait grand-chose pour la population, qui connaît des conditions de pauvreté généralisées ; au lieu de cela, ils se sont concentrés sur l’agrandissement de l’armée azerbaïdjanaise et sur la propagation de la haine ethnique.

Aux côtés du gouvernement turc, le gouvernement azerbaïdjanais participe à une campagne internationale visant à nier le génocide arménien, qui a coûté la vie à plus d’un million de personnes, ainsi qu’à mettre en place un embargo économique de l’Arménie. Les enfants azerbaïdjanais apprennent à l’école que « les Arménien·es sont des ennemi·es ». Les Aliyev ont systématiquement entrepris de détruire les monuments arméniens – ils ont par exemple détruit, dans la région du Nakhichevan, le cimetière de khatchkars de la ville de Djoulfa et l’ont transformé en terrain d’entraînement militaire. Tout cela a pour but d’effacer l’héritage culturel arménien de ces terres.

Erdoğan et Aliyev.

En 2020, l’armée azerbaïdjanaise a repris ses opérations en pleine pandémie, en employant des groupes islamistes qui avaient précédemment participé aux offensives contre les Kurdes à Afrin ainsi qu’en utilisant des armes turques, et notamment des armes à sous-munitions. Par la suite, le président Ilham Aliyev a créé le soi-disant « Musée de la victoire », exposant publiquement des statues de cire représentant des soldats arméniens et des casques pris à des Arméniens qui avaient été tués.

Les provocations se sont poursuivies malgré les accords de cessez-le-feu. L’armée azerbaïdjanaise a ouvert le feu à plusieurs reprises, enlevé des personnes, bombardé et occupé le territoire internationalement reconnu de la République d’Arménie, puis à partir du 12 décembre 2022, a bloqué la région du Haut-Karabakh, interdisant l’accès à la seule autoroute reliant les Arménien·nes de cette région au reste du monde.

Cela a fait de 120 000 Arménien·nes, dont 30 000 enfants, des otages. Le gouvernement azerbaïdjanais a interrompu l’approvisionnement en gaz et en électricité pendant le rude hiver caucasien. Des milliers d’écoles et de crèches ont été fermées. La nourriture a commencé à disparaître des rayons, la famine a éclaté et les hôpitaux ont commencé à manquer de médicaments.

Le « Musée de la victoire » en Azerbaïdjan.

Le 23 avril 2023 – date dédiée à la mémoire des victimes du génocide de 1915 – Aliyev a mis en place un checkpoint militaire et posé aux Arménien·nes du Haut-Karabakh un ultimatum : accepter la citoyenneté azerbaïdjanaise ou être expulsé·es.

Aujourd’hui, après avoir affamé plus de cent mille personnes pendant plusieurs mois, le régime profite du fait que l’attention publique est tournée vers la guerre en Ukraine pour mener à bien son nettoyage ethnique.

Une victoire azerbaïdjanaise aggravera la violence ethnique dans la région, et mettra en danger la vie de milliers de personnes. Elle renforcera le régime qui a persécuté et torturé les anarchistes azerbaïdjanais et la gauche anti-guerre et consolidera la position de l’impérialisme turc. Elle pourrait aussi remettre en question l’indépendance de l’Arménie.

Aliyev a parlé à plusieurs reprises du soi-disant « corridor de Zangezur », une autre partie de l’Arménie qu’il cherche à incorporer à l’Azerbaïdjan ; il a déclaré : « Erevan est notre terre historique, et nous, Azerbaïdjanais, devons retourner sur ces terres historiques ». Dans le contexte du bombardement de Sotk, de Djermouk et des autres territoires d’Arménie, cela suscite certaines craintes.

Ces déclarations visent-elles simplement à renforcer la position du gouvernement azerbaïdjanais dans les négociations ou reflètent-elles une intention sérieuse ? Difficile à dire. Mais il est indiscutable que toute victoire du militarisme azerbaïdjanais ou de l’impérialisme turc représentera un recul pour les anarchistes et les autres mouvements sociaux, car elle établira un régime militaire dans les territoires conquis qui s’intensifiera et s’étendra à la fois vers l’extérieur et l’intérieur. Une terre brûlée pour les anti-autoritaires.

Je suis le dernier à défendre l’État arménien avec sa ploutocratie et ses violences policières, mais le gouvernement azerbaïdjanais ne représente pas une meilleure alternative. Diverses organisations, dont Human Rights Watch, Amnesty International, Reporters sans frontières, et d’autres encore critiquent le gouvernement azerbaïdjanais et le qualifient d’autoritaire. Dans le classement de la Freedom House qui classe les pays selon leur liberté politique, l’Arménie et République non reconnue du Haut-Karabakh sont placées bien plus haut en termes de droits humains et de démocratie que l’Azerbaïdjan.

Selon des militants des droits humains, il y a environ cent prisonniers politiques dans les prisons azerbaïdjanaises. Les journalistes sont emprisonné·es, soumis·es au chantage et contraint·es à l’exil. Le pays a récemment adopté une « loi sur les médias » par laquelle les autorités comptent faire disparaître le journalisme indépendant. Les journalistes qui ont fui le pays font face à des menaces d’enlèvement et l’un d’entre eux aurait subi trois tentatives d’assassinat.

Le gouvernement d’Azerbaïdjan entretient un culte de la personnalité autour d’Heydar Aliyev, le père du président actuel. En 2016, lors d’une des fêtes dédiées à l’ancien dictateur, deux anarchistes azerbaïdjanais ont été arrêtés – Giyas Ibrahimov and Bayram Mamedov.

Ils avaient tagué des messages anarchistes sur un monument dédié au dictateur dans la capitale, Bakou. La police les a arrêtés, torturés et emprisonnés sur la base de fausses accusations liées à la drogue ; ils prétendent avoir trouvé exactement un kilogramme d’héroïne dans chacune de leurs maisons. Mamedov est décédé plus tard dans un accident à Istanbul. Les organisations de défense des droits humains ont reconnu Giyas Ibrahimov comme un prisonnier d’opinion. Lors du déclenchement de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, Giyas a signé la déclaration de la jeunesse de gauche contre la guerre ce qui lui a valu de subir à nouveau la répression.

Bayram Mammadov et Giyas Ibrahimov face à la sentence. Dans cette séquence, l’avocat Elchin Sadigov déclare que Bayram Mammadov a indiqué dans sa déposition au tribunal que les accusations de trafic de drogue portées contre eux étaient des représailles pour les graffitis sur la statue ; les proches de Bayram ont déclaré qu’il ne fumait même pas. L’avocat affirme également que Giyas Ibrahimov avait refusé de témoigner sous la torture au cours de l’enquête.

Les minorités nationales autochtones sont également victimes de discrimination de la part du gouvernement azerbaïdjanais. Certains peuples, comme les Tats, ne peuvent pas étudier leur propre langue dans les établissements d’enseignement. Dans les zones densément peuplées par de petits groupes ethniques, la plupart des pouvoirs politiques et économiques sont concentrés dans les mains des Azerbaïdjanais·es de souche. Les Talysh vivant dans le sud du pays se voient interdire l’utilisation du mot « Talysh », que ce soit sur les panneaux des restaurants ou dans les livres d’histoire locale. Les représentant·es de groupes minoritaires qui s’expriment sont confrontés à la répression et aux accusations d’« extrémisme » et de « séparatisme ». Par exemple, l’un des dirigeants du mouvement Sadval, qui militait pour l’autonomie des Lezgins en Russie et en Azerbaïdjan, a été emprisonné et tué.

Aliyev était l’un des principaux alliés d’Erdoğan quand la Turquie a envahi le Rojava. La victoire d’Aliyev dans le Haut-Karabakh va conforter ceux qui cherchent à faire advenir un empire pan-turc, en intensifiant la pression sur les mouvements anti-coloniaux et anti-autoritaires dans toute la région.

L’anarchiste Giyas Ibrahimov fait une nouvelle fois face à la répression pour une déclaration anti-guerre en 2020.

Pendant des milliers d’années, les habitants de l’Artsakh ont vécu sur ces terres, ont construit des écoles, des maisons et des temples. L’anarchiste arménien Alexander Atabekyan est né en Artsakh et s’est lié d’amitié avec Pierre Kropotkine. Nous nous rappelons de ses mots :

« Le lien naturel avec son foyer, avec la patrie au sens littéral du terme, devrait être appelé territorialité, par opposition à la souveraineté étatique, qui est une unification forcée au sein de frontières arbitraires.

L’anarchisme, tout en rejetant la souveraineté étatique, ne peut pas nier la territorialité.

L’amour de la terre natale et de la tribu non seulement n’est pas étranger, mais est en fait caractéristique d’un·e anarchiste, comme de toute autre personne. »

À la suite des anarchistes au Rojava, nous appelons à soutenir le peuple de l’Artsakh.

Liberté pour les peuples – mort aux empires !

Artsakh, nous sommes avec toi !

Le graffiti peint par Bayram Mammadov et Giyas Ibrahimov: « Nique le système ».


La situation à Erevan

Sona, une anarcha-féministe arménienne parle des manifestations à Erevan, des machinations des politicien·nes arménien·nes, et de l’avenir incertain de la région.

Les manifestations ont commencé dans la soirée du 19 septembre. Les manifestant·es ont commencé à se rassembler à deux endroits à Erevan : le bâtiment du gouvernement sur la place de la République et l’ambassade de Russie. Les expatrié·es russes ont également organisé un petit rassemblement au monument Myasnikyan.

Le 19 septembre, des manifestant·es ont commencé à se rassembler spontanément sur la place de la République, mais dans l’après-midi du 20 septembre, les forces politiques de Robert Kocharyan s’y étaient déjà organisées pour monopoliser l’espace. Elles représentent quelque chose d’encore pire pour le gouvernement qui dirige actuellement l’Arménie. Kocharyan a été le deuxième président de ce pays ; bon ami de Poutine, il représente une politique pro-Kremlin. Pour les partisan·nes de Kocharyan, les rassemblements offrent une opportunité d’améliorer leur position et de s’approcher du pouvoir, mais cela n’aidera pas les habitant·es du Haut-Karabakh ou les réfugié·es qui arriveront de cette région.

Les soutiens de Kocharyan demandent la démission de Nikol Pashinyan, l’actuel Premier ministre arménien, et déclarent être prêt·es à partir en guerre, bien qu’il soit en réalité trop tard pour combattre – l’Artsakh s’est déjà rendu. La police a attaqué les manifestant·es avec des grenades assourdissantes.

Un peu moins de personnes s’étaient rassemblées à l’ambassade russe ; le rassemblement qui s’y est déroulé concernait des forces qui soutiennent le gouvernement actuel. Bien qu’un canal telegram ait annoncé que des membres de l’intelligentsia et du mouvement de gauche s’étaient rassemblés à l’ambassade, ce n’était pas exact, ne serait-ce que parce qu’il n’existe pas de mouvement de gauche en Arménie.

Le canal telegram progouvernemental Bagramyan 26 a appelé à bloquer l’ambassade russe, mais tout en restant poli·es avec la police. La police n’a rien fait lors de ce rassemblement, bien qu’il ait été interdit tout comme la manifestation à la place de la République.

C’est toute l’hypocrisie de notre gouvernement : il interrompt un rassemblement et en autorise un autre. Mais la responsabilité de l’abandon de l’Artsakh n’incombe pas seulement au Kremlin, mais également au gouvernement de Pashinyan, ainsi qu’aux précédentes forces politiques qui ont dirigé l’Arménie. Les problèmes qui ont mené à la guerre de 2020 à la situation actuelle ne datent pas d’hier ; tout un ensemble de forces politiques en Arménie et dans d’autres pays est impliqué.

La démission de Pashinyan ne ramènera pas celles et ceux qui sont mort·es dans cette guerre ni dans celle de 2020, ni dans les précédentes ; elle n’aidera en rien les habitant·es de l’Artsakh. Elle n’aidera pas les personnes qui ont été privées de leurs maisons, de leurs terres ou de leur santé, qui ont été affamées pendant plusieurs mois. L’Artsakh n’existe plus, c’est tout. Si les forces pro-Kremlin arrivent au pouvoir, l’Arménie deviendra une enclave de la Russie.

La position actuelle du gouvernement de Pashinyan est de ne pas interférer dans le conflit entre l’Artsakh et l’Azerbaïdjan. C’est une position pour le moins hypocrite, étant donné que tous·tes les résident·es de l’Artsakh disposent de passeports arméniens et qu’iels utilisent la monnaie arménienne. L’Artsakh est quasiment un État arménien. Des Arménien·nes comme nous y vivent.

Pashinyan est un politicien pro-occidental. Il a commencé à critiquer le Kremlin, menaçant de quitter l’OTSC [Organisation du traité de sécurité collective, dont font partie l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan]. Ces derniers mois, il a déclaré que l’Arménie n’était pas un allié de la Russie dans la guerre avec l’Ukraine et a commencé à envoyer de l’aide humanitaire en Ukraine. Si le gouvernement de Pashinyan reste au pouvoir, l’Arménie deviendra un pays plus orienté vers l’Europe tout en cédant des territoires les uns après les autres.

Il existe une troisième option, mais elle est peu probable. Une junte militaire pourrait prendre le pouvoir. Mais ce serait également un mauvais scénario.

La reddition de l’Artsakh est la dernière frontière qui sépare l’Azerbaïdjan de l’annexion de territoires arméniens. Si l’Arménie rend l’Artsakh sans même tirer un coup de feu en réponse, cela signifie que d’autres provinces se rendront tout aussi facilement – la prochaine sera Syunik, puis Sevan. La question de savoir si l’Arménie sera encore sur les cartes dans cinquante ans reste ouverte.

Il existe plusieurs positions au sein de notre cercle anarchiste à Erevan, mais tout le monde s’accorde pour dire que l’agression de l’Azerbaïdjan en Artsakh est un acte de génocide. Nous y voyons l’influence du Kremlin, le résultat de la géopolitique russe.

Hier, j’étais sur la place de la République, avant qu’elle ne soit reprise par les forces pro-Kocharyan. J’ai pensé qu’il était de mon devoir d’être au côté des parents des soldats morts, aux côtés des habitant·es de l’Artsakh qui ont été évacué·es en 2020, aux côtés de mes compatriotes qui expriment leur protestation contre l’inaction de l’armée et des autorités arméniennes.

Je vis personnellement cette situation avec beaucoup d’émotion. Je ne peux pas demander la démission de Pashinyan parce qu’il n’existe pas de meilleure alternative actuellement, mais je réalise que le gouvernement a fait de cette situation un véritable gâchis. Je ressens une grande solidarité avec mes compatriotes et j’ai de la peine pour toutes celles et ceux qui sont morts dans cette guerre et dans celle des années 1990.

Je réalise que tous ces sacrifices ont été vains. Tout est perdu. Je participe moi-même aujourd’hui à la collecte d’aide humanitaire. C’est particulièrement important compte tenu de l’expérience de 2020, quand l’État ne s’est pas occupé des réfugié·es. Iels étaient simplement installé·es dans une usine désaffectée, dans laquelle il n’y avait absolument rien, seulement des murs nus. Ce sont des bénévoles qui ont installé eux-mêmes des toilettes dans le bâtiment.

Je n’encourage pas les gens à se rendre aux rassemblements. Le premier jour, de nombreuses personnes ont participé aux rassemblements et ce qui s’est passé était largement spontané. Mais depuis, chaque point de rassemblement public a été saisi par un politicien et ses partisans.

À la place, je vous suggère plutôt de vous rendre à notre point de collecte d’aide humanitaire, l’espace de co-working Letters and Numbers dans la rue Tumanyan. Ramenez de l’aide humanitaire et participez au tri afin que, lorsque les réfugié·es arriveront, nous soyons prêt·es à leur donner quelque chose. C’est maintenant très important pour aider des milliers de personnes de l’Artsakh, mais nous n’avons pas encore assez de bras.


Initiatives humanitaires en Arménie

  • L’espace Letters and Numbers et la Banque alimentaire arménienne ont ouvert un point de collecte d’aide humanitaire. Merci d’amener de la nourriture non périssable et des vêtements à St. Tumanyan, 35G, Yerevan.
  • Le fond bénévole d’aide aux victimes de la guerre « Ethos » St. Khorenatsi 30, Yerevan.
  • La collection de Sasha Manakina peut être consultée sur ce lien. Sasha est l’une des héroïnes du nouveau zine Alarm !
  • La Viva Charitable Foundation fournit des médicaments, soigne les blessé·es et aide l’Artsakh depuis 2016.

Analyse : l’Arménie en 2023

Après la publication des textes précédents, nous avons reçu l’analyse suivante de Garren, un libraire anarchiste installé à Erevan.

Le 19 septembre 2023, les forces armées de l’Azerbaïdjan ont lancé une opération « anti-terroriste » contre les Arménien·nes du Haut-Karabakh – une tentative d’exterminer pour de bon la population arménienne du Karabakh.

Pour le peuple arménien, la question du Karabakh a une signification double. La première guerre dans les années 1990, la victoire initiale contre l’Azerbaïdjan, et les échecs diplomatiques des dirigeants politiques arméniens de l’époque ont défini la vie des Arménien·nes au cours des décennies qui ont suivi. Dans le même temps, la crise du Karabakh a été utilisée pour étouffer les dissensions et décourager les critiques du nationalisme arménien et, jusqu’en 2018, pour exercer un chantage à la guerre sur les Arménien·nes (la stratégie favorite du régime de Kocharyan).

Kocharyan et ses alliés n’ont pas exactement échoué dans leurs tentatives de négocier la paix en 1997-1998. Ils ont plutôt consciencieusement saboté toute tentative de paix par arrogance et par supériorité présumée sur l’Azerbaïdjan, puis utilisé le capital social qu’ils avaient acquis en tant que victorieux combattants en Artsakh pour transformer l’Arménie en un fief personnel dans lequel ils pourraient amasser des fortunes. Le régime précédent a profité de la misère de la guerre pour s’enrichir et pour vendre l’Arménie au plus offrant, en l’occurrence aux capitalistes russes et arméniens.

En bref, ils ont privé les Arménien·nes de leur avenir en échange de capitaux et du contrôle d’une nation entière. Et maintenant, après une nouvelle atteinte aux droits des Arménien·nes du Karabakh, ces mêmes forces de l’ombre appellent à un coup d’État en Arménie pour renverser l’administration démocratiquement élue de Nikol Pashinyan.

Le manque de qualifications politiques de Pashinyan a été illustré lors d’une visite à Stepanakert en 2019, durant laquelle il a affirmé de manière provocante que « l’Artsakh est l’Arménie ». Si la République d’Arménie avait pris des mesures pour reconnaître officiellement l’Artsakh, peut-être que ses mots n’auraient pas été si imprudents. Mais le fait que toutes les entités internationales aient reconnu le contraire montre que cette phrase ne pouvait être qu’une provocation irréfléchie et inutile. L’insouciance et l’esprit de clocher ont tendance à caractériser les nationalistes ; outre le caractère populiste de l’administration Pashinyan, celle-ci ne semble pas faire exception à la règle.

N’importe qui pourrait vous dire que la vie en Arménie depuis 2018 est nettement différente de ce qu’elle était précédemment. Les progrès sociaux qui avaient été accomplis ont été stoppés net par la guerre de 2020. Les événements de la semaine dernière correspondent au pivot stratégique de la République d’Arménie vers l’ouest, une démarche clairement méprisée par les dirigeants politiques russes, comme on peut le voir au travers des récentes déclarations de Marie Zakharova et de Dmitry Peskov. L’administration Pashinyan n’a d’autre choix que de se tourner vers un Occident indifférent qui ne s’intéresse pas vraiment au bien-être des Arménien·nes, mais qui cherche à capitaliser sur la présence chancelante de la Russie dans le Caucase du Sud pour ses propres raisons géopolitiques et économiques. La soi-disant « opposition » a disposé de deux opportunités pour congédier l’administration actuelle par les urnes, mais leur incompétence mêlée à la puanteur persistante de décennies de gouvernement autoritaire a rendu la chose impossible. Maintenant leurs bienfaiteurs tentent de mettre en œuvre la stratégie favorite des nationalistes conservateurs : le coup d’État.

Lorsque les Arménien·nes ont pris des mesures pour se libérer de leur dépendance économique et de la mentalité coloniale servile que leur imposait un impérialisme russe toujours plus fragile, le gouvernement russe (qui ne pouvait pas risquer d’endommager sa relation avec la Turquie) a autorisé l’Azerbaïdjan à exercer une pression sur les Arménien·nes par le biais d’un blocus économique, de la torture exercée à la fois sur les combattants et les civils, et d’actes de guerre. De même, ils encouragent les troubles politiques en Arménie par l’intermédiaire de leurs services de renseignement et de leurs partisans poutiniste-kocharyotes.

Dans notre ère politique de plus en plus polarisée, interdépendante et volatile, une tendance a empoisonné le discours politique populaire. Les gens ont tendance à se focaliser uniquement sur les mots et les actions d’un Premier ministre, d’un président ou d’un dirigeant quelconque. Ce type de myopie occulte l’appareil politique, économique et social qui détient le pouvoir sur la reproduction sociale et les processus historiques qui ont conduit à ce moment. Dans le cas de l’Arménie, Nikol Pashinyan est seulement un politicien, extrêmement faible de surcroît. Nous sommes devenu·es tellement obsédées par les actions des individus que nous négligeons le pouvoir de l’action collective. La stratégie d’organisation politique de masse a été pratiquement abandonnée par la gauche arménienne, elle-même quasi inexistante. N’oublions pas, le mouvement Karabakh de la fin des années 1980 et du début des années 1990 était un mouvement populaire, tout comme l’était la « révolution » de 2018.

Le joug de la bureaucratie stalinienne et de l’esprit de clocher traditionnel pèsent lourdement sur la vie sociale et politique arménienne. Une politique réactive s’est installée, une politique qui appelle à déstabiliser un gouvernement qui fait face à une crise des réfugié·es et à une potentielle invasion. Tant qu’un mouvement capable de reproduire la vie quotidienne et de défendre la territorialité arménienne ne se matérialisera pas, l’appel à destituer Pashinyan du pouvoir n’est rien d’autre qu’un appel aux armes futile lancé par des opportunistes et des aventuriers.