Presque quatre millions de réfugié·es ont fui l’Ukraine depuis l’invasion de la Russie. Mais iels sont loin d’être les seul·es à s’échapper de pays déchirés par la guerre. Depuis 2021, le gouvernement biélorusse a cyniquement instrumentalisé des milliers de personnes déplacées par les guerres en Syrie, en Afghanistan, en Irak, en Éthiopie et ailleurs, afin d’exercer une pression sur l’Union européenne. Les gouvernements de l’UE ont répondu impitoyablement, en laissant ces réfugié·es pris·es au piège dans l’interstice flou entre ces deux frontières militarisées, et en mettant en place une zone réglementée afin de s’assurer que les observateur·ices ne puissent pas les voir mourir. Malgré cela, les anarchistes organisé·es au sein du réseau No Borders Team ont bravé les restrictions pour venir en aide aux réfugié·es, au nom d’un monde sans frontières. Nous avons échangé avec des anarchistes mobilisé·es à la frontière pour en apprendre plus.
Vous pouvez faire un don pour soutenir les actions de la No Borders Team ici.
Pour en savoir plus sur les actions d’aide mutuelle en Pologne pendant la pandémie de Covid-19, vous pouvez lire cet article. Pour découvrir les pratiques de solidarité avec les migrant·es à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, lisez ceci. Vous pouvez également prendre connaissance du point de vue de Syrien·nes en exil dans cet entretien.
Une histoire de frontières
Au cours des dernières semaines, le gouvernement polonais s’est félicité d’avoir accueilli les millions de réfugié·es fuyant l’invasion russe de l’Ukraine, et de très nombreuses personnes en Pologne ont fait preuve de solidarité envers les mères, les enfants, et les personnes âgées qui arrivent chaque jour dans le pays. Des gens transportent bénévolement celles et ceux qui arrivent dans les gares et ouvrent grandement les portes de leurs maisons aux étranger·es. Pourtant, depuis des mois, à la frontière nord-est de la Pologne, des migrant·es de tous âges originaires d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan et d’autre pays ravagés par la guerre gèlent et meurent de faim, bloqué·es dans la zone séparant les deux pays. Alors qu’aujourd’hui sont déplacées de force dans le monde plus de personnes qu’à aucun autre moment dans l’Histoire, cette catastrophe met en lumière le traitement particulier que réserve l’Union européenne aux migrants non-blancs et laisse présager un futur dans lequel les gouvernements n’hésiteront pas à instrumentaliser les populations déplacées, à des fins d’influence politique.
Dans le même temps, en Pologne et ailleurs en Europe, malgré l’atmosphère de peur, de préjugés et de violence qui règne, plusieurs collectifs anarchistes démontrent que l’on peut faire face à un tel avenir, en s’organisant en solidarité avec les migrant·es du Moyen-Orient et d’Afrique.
Au cours de l’année 2021, le président biélorusse Alexandre Loukachenko a trompé des personnes fuyant désespérément les conflits armés en Afghanistan, en Syrie, en République démocratique du Congo et dans d’autres régions d’Asie ou d’Afrique, en leur promettant une route migratoire sûre vers l’Union européenne via la Biélorussie. Arrivé·es à Minsk, les migrant·es ont été arrêté·es par les soldats biélorusses et forcé·es à traverser les frontières avec la Pologne, la Lituanie ou la Lettonie, en dehors des points de contrôle officiels.
Aujourd’hui, et depuis plus de six mois, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont utilisé·es comme des pions dans le rapport de force entre le gouvernement de Loukachenko et l’Union européenne. Iels ont été forcé·es à plusieurs reprises, sous la menace des armes, à traverser les frontières à des endroits non autorisés, puis ont été immédiatement refoulé·es en Biélorussie par les gardes-frontières des pays en question. Iels n’ont pas de quoi s’abriter, pas de nourriture, pas d’accès à des soins médicaux ou à des services juridiques. En février, au moins dix-neuf corps de personnes présumées migrantes ont été retrouvés dans les forêts et les marais le long de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
Dès les premiers jours de cette crise, la No Borders Team (NBT), un réseau de collectifs anarchistes polonais, s’est joint aux personnes résidant à proximité de la zone frontalière pour fournir aux migrant·es de la nourriture, de l’eau, des couvertures, des soins médicaux, et autres produits de première nécessité, en s’organisant directement avec elles et eux. Pour la No Borders Team, ces actions s’inscrivent dans l’objectif à long terme d’éliminer les frontières nationales et de lutter contre leurs effets néfastes.
« Nous avons assisté à un énorme sursaut social en Pologne ces dernières semaines », explique J. de NBT. « Des milliers de personnes ont accueilli des familles ukrainiennes sous leur toit ». Pendant un moment, il y a même eu trop de gens qui voulaient aider. C’est comme si avec ce grand mouvement les Polonais·es cherchaient à faire oublier leur passivité à l’égard des migrant·es à la frontière biélorusse. Les familles bloquées là-bas sont toujours repoussées dans la forêt. »
Loukachenko, président de la Biélorussie depuis 1994, est soupçonné d’avoir orchestré cette migration forcée afin d’exploiter les divisions au sein de l’UE sur la politique migratoire et de déstabiliser la région en guise de représailles contre les gouvernements de l’UE qui ont critiqué son régime autoritaire et imposé des sanctions à la Biélorussie. Quand il a été déclaré vainqueur des élections en 2020, pour un sixième mandat, l’UE et de nombreux autres pays n’ont pas reconnu la validité des résultats en raison d’une forte présomption de trucage des élections. L’UE a également imposé des sanctions économiques en réponse aux violations des droits de l’Homme commises par le gouvernement de Loukachenko, et notamment suite au détournement en mai 2021 d’un avion de la compagnie Ryanair reliant la Grèce à la Lituanie pour le faire atterrir à Minsk et arrêter à son bord un opposant politique. L’économie biélorusse dépend largement de la Russie, seul allié restant à Loukachenko. En 2020, quand des manifestations ont fait rage pendant plusieurs semaines suite à la réélection frauduleuse de Loukachenko, le président russe Vladimir Poutine a proposé d’envoyer l’armée russe pour réprimer l’opposition. En juillet 2021, Loukachenko a réagi aux sanctions économiques imposées par l’UE après l’affaire Ryanair en menaçant de ne plus rien faire pour empêcher les migrant·es sans-papiers de tenter de rejoindre la Lituanie en passant par la Biélorussie.
Un véritable trafic d’êtres humains a alors vu le jour, alors que des compagnies aériennes d’État et des agences de voyages ont commencé à proposer des tarifs réduits pour des « circuits » vers la Biélorussie dans des pays comme l’Irak, la Turquie et l’Éthiopie, et à présenter la Biélorussie comme une route sûre vers l’Europe. Au même moment, les fonctionnaires biélorusses se sont mis à délivrer davantage de visas et à assouplir leurs règles. Après avoir été déplacé·es vers la frontière orientale de l’UE et placé·es dans des camps sur des bases militaires, les migrant·es ont reçu des pinces coupantes et ont été forcé·es par les militaires biélorusses à franchir les clôtures barbelées et à traverser illégalement la frontière. Dès octobre, la Biélorussie pratiquait un trafic de plusieurs milliers de personnes à la frontière de l’UE. Néanmoins, en novembre 2021, Loukachenko a prétendu que les autorités biélorusses avaient simplement cessé d’empêcher les migrant·es d’atteindre la frontière de l’UE, mais ne les y avaient pas incité·es.
Alors que les gouvernements occidentaux ont accusé Loukachenko d’instrumentaliser ces personnes dans le cadre d’une « attaque hybride » contre l’UE, Poutine a défendu l’action du président biélorusse, comme il l’a souvent fait par le passé. Depuis février, l’influence de la Russie sur la Biélorussie a été démontrée par l’autorisation donnée aux troupes russes d’utiliser le territoire biélorusse comme base pour l’invasion de l’Ukraine.
Les membres de la No Borders Team soupçonnent que l’instrumentalisation stratégique des réfugié·es par Loukachenko ait été depuis toujours liée aux machinations de Poutine concernant l’Ukraine. « Depuis le début, notre activité à la frontière biélorusse est liée à la situation politique en Ukraine », explique J. « Nous étions conscient·es que les actions des autorités biélorusses pouvaient être en partie expliquées par une volonté de déstabilisation de la situation dans la région, afin de faciliter les opérations militaires russes en Ukraine. Personne n’était certain·e qu’une telle attaque aurait lieu, et l’ampleur de l’agression a surpris la plupart d’entre nous, mais nous avions perçu l’instrumentalisation de la tragédie humaine à la frontière comme faisant partie intégrante des manœuvres de Moscou. »
Mais la tragédie qui résulte de ce jeu de pouvoir est aussi à mettre au compte de la stratégie que le gouvernement polonais a adoptée en réponse – et que le Haut Commissaire des Nations-Unies pour les Réfugiés, la Cour européenne des droits de l’Homme et plusieurs autres organisations de défense des droits de l’Homme ont fermement condamné. Par une tactique communément appelée « pushback », les gardes-frontières, les soldats et la police polonaise rassemblent les personnes qui sont parvenues à traverser la frontière et les forcent à immédiatement retourner en Biélorussie, en dehors des postes de contrôle et sans leur laisser la possibilité de demander à bénéficier du statut de réfugié·e. Bien que le gouvernement polonais ait modifié la réglementation pour autoriser cette pratique et que le parlement ait passé une loi en octobre qui légalise les expulsions, le « pushback » viole clairement le droit international et européen en refusant aux personnes de demander l’asile.
En novembre, les gardes-frontières polonais ont intensifié leur violence en utilisant des canons à eau et des gaz lacrymogènes contre les personnes tentant de traverser la frontière. Beaucoup de celles et ceux qui ont été arrêté·es après leur entrée en Pologne ont été détenu·es dans des centres de détention surveillés, souvent pendant des mois. Dans un centre à Wędrzyn, les migrant·es détenu·es ont organisé deux grèves de la faim pour protester contre leurs conditions de détention. Certaines personnes au sein de NBT ont été en mesure de fournir des produits essentiels aux personnes détenues dans ces camps, et ont parfois pu mettre en relation des personnes souhaitant demander l’asile avec une assistance juridique.
Le 2 septembre 2021, le président polonais Andrzej Duda a déclaré l’état d’urgence dans certaines parties des régions de Podlaskie et de Lubelskie qui bordent la Biélorussie. L’état d’urgence instaure une zone de trois kilomètres le long de la frontière dans laquelle personne n’a le droit de se rendre, y compris les journalistes, organisations non gouvernementales et observateur·ices indépendant·es. Quiconque pénètre la zone réglementée pour apporter une aide humanitaire risque d’être arrêté et verbalisé. « Depuis que la zone a été mise en place début septembre, aucun·e médecin n’a été autorisé à y entrer », raconte D. « Même si quelqu’un était en train de mourir dans la forêt, les soldats ne laissaient entrer personne. » Alors que les gardes-frontières refusaient de laisser entrer des ONG médicales comme Médecins sans frontières, certain·es médecins ont réussi à entrer dans la zone frontalière sans être repéré·es pour soigner les migrant·es souffrant d’hypothermie et de blessures résultant des violents assauts des agents polonais et biélorusses.
F., une coordinatrice de NBT, explique que presque toutes les personnes participantes à leurs actions ont été formées aux premiers secours. En général, quand les membres de NBT trouvent les personnes qui ont demandé de l’aide, iels répondent d’abord à leurs besoins médicaux, avant de fournir quelque chose de chaud à manger et à boire. « Selon la personne que vous rencontrez », raconte-t-elle, « parfois vous l’aidez simplement à se changer et vous repartez parce qu’elle a d’autres plans, mais parfois vous restez un peu plus avec elle. Vous vous asseyez, vous partagez les couvertures et le froid. Vous buvez un peu de thé et écoutez leurs histoires, et iels vous montrent les photos de leurs enfants et de leurs familles sur leurs téléphones. » F. a rencontré de nombreuses personnes passionnantes dans la zone frontalière, dont certaines étaient des militant·es politiques qui s’organisaient pour les groupes marginalisés dans leurs pays d’origine, et qui se retrouvent maintenant de l’autre côté de la solidarité en Europe.
D. raconte qu’iels ont rencontré plusieurs personnes qui avaient peur de mourir tellement leur état de santé était mauvais. Bien que les activistes de la NBT n’aient pas encore constaté de décès dans le cadre de leur travail, iels ont rencontré des personnes gravement battues, notamment des enfants, et des femmes violées à plusieurs reprises, la plupart du temps par des soldats biélorusses, mais aussi par des policiers polonais. « Il est incroyable qu’iels arrivent à survivre là-bas », note-t-il, ajoutant que certain·es migrant·es, originaires du Moyen-Orient, n’étaient absolument pas préparé·es au terrain et au climat de la région. Les activistes leur ont fourni des bâches, des cartes, des sacs de couchage, de nouveaux vêtements, et leur ont parfois montré comment construire un abri temporaire.
Les personnes qui vivent dans la zone « d’état d’urgence » le long de la frontière ont été les premières à répondre à la crise humanitaire sur le palier de leur porte. « Un très grande partie de l’aide apportée aux personnes bloquées dans la forêt après la mise en place de la zone interdite a été fournie par les habitant·es », raconte F. Malgré la menace permanente des policiers qui patrouillent la zone en hélicoptère et les risques d’arrestation, de nombreux·ses habitant·es se sont dès le départ aventuré·es dans la forêt pour apporter une aide vitale aux migrant·es bloqué·es et ont continuellement essayé d’apporter de l’aide à celles et ceux retenu·es dans les centres de détention.
D. évoque les liens que les organisateur·ices anarchistes ont tissés avec les habitant·es à force de travailler ensemble. « C’était très impressionnant pour nous, parce que la Pologne est un pays très conservateur, de voir l’organisation des gens du coin, qui n’étaient pas militant·es auparavant. » La plupart d’entre elles et eux, dit-il, en sont venus à partager le point de vue de la NBT sur le gouvernement après avoir vu des gens mourir dans la forêt.
Interdire aux médias d’entrer dans la zone frontalière a permis aux gardes-frontières d’agir « comme des cowboys », selon F. Elle raconte que des personnes venues apporter leur aide se sont fait braquer par des armes à feu, traîner hors de leurs véhicules, et confisquer leurs téléphones par les gardes. « Ils peuvent faire n’importe quoi », ajoute F. « Personne ne peut les voir, personne ne peut les juger, et personne ne sera jamais au courant. »
« Il y a des flics en civil qui nous suivent », ajoute J. Le groupe pense que la police connaît l’emplacement de leur base, où les membres se réunissent et où sont stockés les produits qu’iels distribuent. J. indique cependant qu’iels appliquent de nombreuses mesures de sécurité. Bien qu’il ne préfère pas entrer dans le détail du fonctionnement de l’organisation des membres de la NBT, il estime que leur large réseau et la facilité avec laquelle iels parviennent à communiquer sont un atout pour elles et eux. Les migrant·es bloqué·es dans la forêt savent comment les contacter et partager leur localisation, ce qui permet aux membres du réseau de répondre aux appels à l’aide. Celles et ceux qui se rendent sur place voyagent en groupe et veillent les un·es sur les autres.
La différence la plus flagrante dans les réponses du gouvernement polonais aux deux crises migratoires, souligne F., est peut-être que l’aide aux Ukrainien·nes n’est pas criminalisée. « Pour soutenir les personnes qui viennent d’Ukraine, vous n’avez pas besoin de vous cacher dans la forêt pour échapper aux services polonais. Vous n’avez pas besoin de tirer tous les rideaux chez vous après avoir hébergé un·e réfugié·e. Vous n’avez pas à vous inquiéter d’être jeté·e au sol par la police ou par les forces de défense territoriale, ni qu’elles vous intimident parce que vous allez à la rencontre des personnes déplacées avec une soupe et une couverture chaude. »
« Bien que nous soyons impressionné·es par l’ampleur de l’aide apportée par les Polonais·es, nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer que cette aide est sélective », explique J. « Si les mères ukrainiennes et leurs enfants peuvent compter sur du soutien, c’est bien plus difficile pour les hommes et pour les personnes dont la couleur de peau est différente. Bien sûr, ce problème n’est pas seulement polonais, et de nombreux convois d’Europe de l’Ouest refusent de prendre à leur bord des personnes non-blanches. »
Les membres de la NBT affirment que la raison pour laquelle la crise résultant de l’invasion de l’Ukraine a éclipsé celle à la frontière nord-est ne se résume pas à son ampleur, mais est aussi à chercher du côté de la distance psychologique que de nombreux·ses Polonais·es ressentent à l’égard des migrant·es qui ont tenté d’entrer dans leur pays par la Biélorussie – une attitude entretenue par les discours alarmistes de l’État et des intérêts capitalistes. « Pour la société polonaise, l’invasion russe de l’Ukraine est plus visible, plus perceptible et moins compliquée à comprendre que les bombardements en Syrie, en Irak ou au Yémen. » explique F. « Il est plus simple pour elles et eux de reconnaître que les Ukrainien·nes sont des réfugié·es de guerre qui ont besoin d’aide. C’est ce qu’a permis la propagande de l’État polonais. »
Tout en continuant son travail à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, la NBT a fait preuve de la même solidarité à l’égard des personnes chassées de chez elles en Ukraine. « Depuis le début de la guerre, des personnes associées à la NBT ont été présentes à la frontière avec l’Ukraine », raconte D., « elles se sont d’abord engagées dans la mise en place d’une aide immédiate, comme la cuisine frontalière, avec les collectifs Food Not Bombs de toute la Pologne, ou l’aide au transport de personnes. Avec le temps, nous avons commencé des activités plus coordonnées. Avec nos camarades ukrainien·nes, nous avons mis en place des convois d’aide en direction de l’Ukraine, et du transport direct de personnes fuyant la guerre vers la Pologne. »
« Le chaos et la confusion qui ont régné dans les premiers temps disparaissent peu à peu et la situation se stabilise, ce qui permet à des actions organisées d’émerger », explique D. « Des ami·es de différentes sections se rendent à la frontière et aident au tri et à la répartition des colis, à la cuisine et au transport ; on organise des dépôts d’objets et d’argent. On travaille avec un groupe d’anarchistes qui combat dans les environs de Kyiv ; on les soutient avec du ravitaillement. On a aussi créé une base dans laquelle peuvent se rendre les gens de notre entourage. En ce moment, on a aussi organisé une collecte de fonds pour acheter un camion de livraison qui pourra opérer en Ukraine. »
En ce qui concerne la façon dont l’État polonais a agi face au flux de réfugié·es ukrainien·nes, J. note « On pourrait se contenter de dire que ça ne fonctionne pas du tout, mais ce n’est pas une surprise pour nous, anarchistes. Pratiquement toute l’aide apportée aux victimes de cette guerre est organisée par le bas. Des millions de personnes y consacrent du temps, du travail et de l’argent. De son côté, le gouvernement se contente de donner des conférences de presse pour signaler ces réalisations. Depuis le début de la guerre, aucune politique cohérente n’a été menée pour venir en aide aux réfugié·es. » Alors que, malgré l’opposition farouche à la fois des défenseur·ses des droits humains et de l’environnement, le gouvernement polonais fait construire un mur le long de la frontière avec la Biélorussie pour la somme de 353 millions d’euros, les membres de la NBT considèrent cette approche réactionnaire comme un symbole de la totale absence de politique viable dans le pays en matière de migration.
Comme F. l’explique, « Les militant·es et les habitant·es de la zone frontalière, qui s’activent à la frontière avec la Biélorussie depuis plus de six mois, profitent de cette période de lutte sociale pour l’Ukraine pour rappeler que tous·tes les réfugié·es devraient pouvoir venir en Pologne et y vivre ou y trouver une route sûre pour la suite de leurs voyages. Peu importe leurs papiers ou de leur nationalité. »
Alors que le gouvernement biélorusse a commencé à transférer les migrant·es détenu·es vers Minsk pour qu’iels soient expulsé·es dans les pays qu’iels ont fuis, des centaines d’entre elles et eux se trouvent toujours dans la zone frontalière. Le travail constant de la NBT pour les aider n’est qu’une partie de sa mission, qui vise à faire changer les politiques migratoires de l’Union européenne et d’ailleurs. Iels soutiennent que l’ouverture des frontières et la collaboration sont les seuls moyens de se préparer à ce qui nous attend, alors que de plus en plus de personnes sont contraintes de quitter leur foyer à cause de guerres, de bouleversements politiques, de crises économiques et de catastrophes écologiques. Le collectif polonais fait partie d’un réseau plus large ; il travaille avec les groupes No Border d’Allemagne, de France, d’Italie, de Tchéquie et du Royaume-Uni.
« Notre situation est différente de celle des groupes situés en dehors de Pologne », explique D. « C’est dû au fait qu’aucun de ces groupes ne pénètre dans la zone réglementée et ne travaille dans des conditions aussi difficiles : de longs trajets dans les forêts et les marécages avec des températures extrêmement basses. Les Polonais·es et Lituanien·nes sont amené·es à s’engager pour sauver des vies dans une zone interdite, ce qui est criminalisé dans ces pays. » Le 23 mars, quatre militant·es en Pologne qui apportaient de l’aide humanitaire à une famille à la frontière biélorusse ont été arrêté·es et accusé·es de faire passer clandestinement des personnes à la frontière.
Face à cette adversité, le mouvement No Borders continue à promouvoir l’idée que les crises frontalières ne sont pas causées par les migrant·es, mais par le système géopolitique de divisions en États-nations. « Avant tout », déclare J, « il nous faut continuer à faire ce que le mouvement No Borders fait depuis des années : soutenir les personnes déplacées de toutes les façons possibles. Nous devons mettre en place des réseaux de soutien, ouvrir des refuges, montrer la voie, et mettre en place une véritable résistance quotidienne aux frontières. »
« Paradoxalement, la situation en Ukraine nous a révélé notre proximité naturelle et la facilité avec laquelle nous pouvons nous apporter une aide mutuelle face aux menaces, au-delà des frontières des États. » raconte D. « L’élimination des mécanismes de développement des structures autoritaires n’est que l’un des facteurs favorisant l’ouverture des frontières. » Les membres de la NBT estiment que parmi les autres étapes importantes vers un monde sans frontières figurent l’élaboration d’un plan de lente démilitarisation, le renforcement des programmes pro-écologiques, la redistribution équitable des ressources, le travail d’éradication de la pauvreté et de la faim, l’éducation aux comportements éthiques, et la construction d’un réseau de structures locales auto-organisées et autogérées.
« Il y a beaucoup à faire, mais nous n’avons que nos propres frontières à perdre » conclut D.
Annexe : histoire d’un réfugié
Le récit suivant a été publié sur la page Facebook de la No Borders Team le 23 février 2022.
Afin de donner une voix à celles et ceux que le monde ne veut pas entendre, nous publions l’histoire d’une personne qui a décidé de prendre un énorme risque et de partir pour l’Europe :
« Je viens de Syrie, j’ai 33 ans et je suis ingénieur. J’ai quitté la Syrie il y a environ neuf ans pour me rendre au Liban – entre autres raisons, pour des problèmes d’estomac dont je devais m’occuper. Un jour quelqu’un m’a dit :
« Si tu veux aller en Europe, il y a un moyen facile. Donne-moi simplement l’argent et je te donnerai un billet et un visa pour la Biélorussie, d’où tu pourras aller n’importe où. C’est vraiment très simple… »
Je ne veux pas retourner en Syrie à cause de la guerre et de ma religion. Si je dis quelle est ma foi, ils peuvent me tuer. Il existe une branche du christianisme en Syrie que peu de gens professent. En 2018, ISIS a attaqué mon village et tué environ 300 personnes : hommes, femmes et enfants.
… Et c’est ainsi que j’ai donné à cet homme 4000 dollars pour qu’il me procure un visa et une réservation d’hôtel. Nous avions un vol direct du Liban à Minsk. Quand notre groupe de huit personnes est arrivé, un homme est venu nous chercher, nous a déposés à l’hôtel et nous a dit de bien nous reposer pendant deux jours. Il nous a également dit :
« Si vous voulez aller en Europe, vous devez payer 3000 euros en liquide. Une voiture vous emmènera à la frontière, vous marcherez un kilomètre ou deux, et de l’autre côté (de la frontière), une voiture vous attendra pour vous amener où vous voulez. L’Allemagne, la Belgique… »
Peut-être sommes-nous tous stupides, parce que nous l’avons cru.
Après deux jours, la voiture est effectivement venue et nous a emmenés à la frontière. Mais ce n’est pas deux kilomètres qu’il nous restait à parcourir, mais plutôt une trentaine. Comme nous ne pouvions pas faire demi-tour, nous avons décidé de nous lancer dans ce terrible voyage. Nous avons marché pendant environ trois jours. Une personne dans le groupe avait un téléphone avec internet. Un homme, je ne me rappelle plus de son nom, nous donnait des indications : « Allez ici… allez là-bas… » Quand nous sommes arrivés à la clôture côté biélorusse, il n’y avait aucun moyen de passer. L’homme nous a dit que nous devions trouver un trou, mais comme nous n’en trouvions pas, nous sommes passés sous la clôture. Nous avons marché pendant une vingtaine d’heures dans la forêt et sommes arrivés dans une ville. L’homme qui nous guidait n’arrêtait pas de nous dire : « Vous devez marcher 5 kilomètres ici, 6 kilomètres là, 5 kilomètres encore, 12 kilomètres… » et ainsi de suite.
Quand nous sommes arrivés au dernier endroit, un jour avait passé. Là, la police polonaise nous a attrapés. Ils nous ont donné de l’eau et ne nous ont rien dit à part que nous devions retourner en Biélorussie. Le garde nous a emmenés à la frontière. Plus tard, de l’autre côté, nous avons été rattrapés par un soldat biélorusse. Nous avons dit que nous voulions retourner à Minsk, en Irak, en Syrie, n’importe où. Le soldat a ri et dit :
« Vous ne retournerez pas à Minsk. Vous mourrez avant. Vous avez deux options : vous pouvez mourir ici ou essayer de retourner en Pologne. »
Et ils nous ont emmenés, tous les huit, vers un autre groupe, environ 200 personnes, dans un camp, mais sans rien pour vivre. Ils ne nous ont donné ni eau ni nourriture. Ils nous ont dit :
« Vous n’êtes pas humains. Vous êtes des animaux. »
Nous sommes restés là pendant cinq jours. Nous avons demandé de l’eau tous les jours. Nous n’en avons pas eu. Un soldat et venait et disait que si nous voulions de l’eau il pouvait nous en donner pour 100 dollars la bouteille. Cette eau n’était pas potable, elle était verte et provenait d’une flaque. Mais on ne peut pas vivre sans eau… alors je le payais tous les jours. Un jour, les soldats ont volé la batterie externe de mon ami et un paquet de cigarettes, ainsi que le téléphone d’une autre personne. Ils agissaient comme une mafia.
Je ne sais pas pourquoi ils nous utilisaient pour faire de la propagande. Ils nous rassemblaient chaque nuit et nous amenaient à la frontière avec la Pologne. Ils (la « sécurité » biélorusse) se cachaient parmi les gens, habillés en civil. Ils prenaient des pierres et les jetaient vers le côté polonais en criant « Yalla » pour faire croire aux autres que les Arabes jetaient des pierres. C’était des provocations. Quand nous n’arrivions pas à franchir la clôture polonaise, ils nous frappaient et disaient :
« Vous devez y aller ! »
Après cinq jours, on est venu nous chercher et on nous a emmenés à un autre endroit. Un soldat biélorusse a coupé la clôture pour que nous puissions aller en Pologne. Nous avons marché pendant environ cinq jours sans eau ni nourriture. Nous dormions dans la neige, nous étions très fatigués. À la fin, mes compagnons et moi avons décidé de sortir sur la route principale parce que nous ne nous souciions plus de ce qui pouvait arriver, nous étions épuisés…
Au bout d’un moment, une femme s’est arrêtée en voiture. Nous lui avons juste dit :
« S’il vous plaît, aidez-nous. »
Elle nous a pris, mais après quinze minutes, la police a arrêté la voiture à un poste de contrôle.
Je suis tombé à terre et j’ai dit :
« S’il vous plaît, emmenez-moi à l’hôpital. »
Ils m’ont emmené dans un endroit où travaillait un médecin kurde, un homme vraiment très bien. Il nous a parlé des organisations qui offrent de l’aide, il nous a donné des papiers à signer.
Nous ne pouvons pas retourner en Biélorussie. S’ils veulent nous tuer en Pologne, qu’il le fasse, on s’en moque. Mais nous ne voulons pas retourner en Biélorussie.
Finalement, des gens de votre groupe sont venus à l’hôpital et nous ont protégés. Et je remercie Dieu pour cette aide. Après deux jours à l’hôpital, les gardes nous ont emmenés au poste de police pour nous présenter des documents et m’ont emmené dans un endroit ouvert.
C’est mon histoire. J’ai vu des choses vraiment, vraiment terribles.
J’ai vu un homme mourir à côté de moi dans les bois et je ne pouvais rien faire…
Si je devais choisir entre la vie et l’Europe, je choisirais la vie.
J’ai la chance d’avoir rencontré des personnes comme vous qui savent ce qu’humanité veut dire. »