Pour plus de contexte, Conçues pour Tuer: La vérité sur les politiques frontalières analyse les politiques frontalières américaines, explorant comment leurs effets et objectifs réels diffèrent de leurs prétendus objectifs. Ces textes ont été rassemblés et font partie d’un un livre, No Wall They Can Build, que vous pouvez telecharger gratuitement ou commander ici.
Nous marchions le long d’un petit canyon. Un de mes compagnons s’évertuait à crier à pleins poumons : « COMPANERAS ! COMPANEROS ! NO TENGAN MIEDO ! TENEMOS AGUA, COMIDA, I MEDICAMENTOS ! SOMOS AMIGOS ! NO SOMOS LA MIGRA ! ESTAMOS AQUI PARA AYUDARLES ! SI NECESITAN CUALQUIER COSA : GRITENOS ! » La plupart du temps, personne ne répond à l’appel. Au détour du canyon, nous sommes tombés face à environ trente-cinq personnes, hommes, femmes et adolescents ; tous vêtus de noirs ou de brun, et visiblement atteint de la fièvre du désert. Il régnait un silence de mort dans le recoin où ils s’étaient tous entassés.
« Oh bordel… euh… nous avez-vous entendus arriver ? »
« Oui, on vous a entendu »
Il faisait vraiment chaud.
On leur a donné de l’eau et des chaussettes avant de commencer à soigner les nombreuses chevilles foulées, coupures et ampoules. Illes provenaient tous du Guatemala et voyageaient ensemble depuis le début. On s’apprêtait à repartir quand l’un d’entre eulles nous a tendu un sac rempli de dollars et de pesos.
« Euh… non. Vous ne comprenez pas. Vous n’avez pas à nous payer. Nous sommes ici pour ça. »
« C’est vous qui ne comprenez pas. » A-t-il rétorqué. « Nous avons trouvé cet argent près d’un autel dédié à la vierge, dans le désert. Nous avons pensé qu’il ne servirait à personne là-bas alors nous l’avons emporté, mais si la patrouille frontalière nous arrête, ils prendront l’argent et personne ne pourra en profiter. Prenez l’argent et servez-vous-en pour aider d’autres migrant-es. » Nous avons respecté leur volonté.
Mon collègue et moi sommes partis en voiture vers le fin fond du désert afin d’y laisser des caisses de bouteilles d’eau pour les migrant-es. Quatre jours plus tard, nous y sommes retournés pour voir ce qui en était advenu. En chemin, nous avons remarqué un homme qui était assis sur le côté d’une route de terre. Il avait un morceau de couverture enroulé autour de la jambe.
« Comment ça va ? » Lui a-t-on demandé.
« Mal. » A-t-il répondu « Regardez ça. »
Il a levé le tissu de son pantalon qui cachait sa jambe noire, enflée, brisée.
« C’est pas bon ça. Tu dois aller à l’hôpital. »
« Ouais… regarde ça. » Il a levé son chandail.
« OH SHIT. » Avons-nous répondu à l’unisson, mon collègue et moi. Il avait une énorme plaie ouverte, ensanglantée, à moitié cicatrisée et pleine de pue, sur la poitrine.
« Il faut que tu ailles à l’hôpital immédiatement. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
« Il y a quatre nuits de ça, je marchais avec trois autres hommes dans les montagnes là-bas. J’ai perdu pied et je suis tombé dans un ravin. J’ai fait une chute d’environ 4 mètres. L’impact m’a cassé la cheville et je me suis ouvert le torse sur un rocher. Mes camarades m’ont transporté jusqu’en bas. Ça leur a pris toute la nuit. Le Lendemain matin, nous vous avons vu passer en voiture, mais nous étions encore trop hauts pour atteindre la route à temps. Ils m’ont laissé ici en disant qu’ils allaient chercher de l’aide. Je n’ai vu personne depuis. »
« Ça fait quatre jours que tu es ici ? » La température avait tourné autour des 40 degrés Celcius toute la semaine. « As-tu eu accès à de l’eau ou de la nourriture ? »
« Pas de nourriture. J’ai rampé jusqu’à l’étang là-bas à quelques reprises pour boire, mais je ne voulais pas m’éloigner de la route, au cas où quelqu’un viendrait. »
À une centaine de mètres de la route, une espèce de mare asséchée d’à peine quelques centimètres de profondeur, dans laquelle on abreuve normalement le bétail, pleine d’engrais et de boue. Dans le sable, une douzaine d’empreintes témoignaient des allées et retours qu’il avait effectués, en se traînant au sol, entre la route et la flaque d’eau brune. Nous l’avons conduit en ambulance. Il demeurait remarquablement stoïque face à sa situation. Je lui ai demandé si les bosses sur la route lui faisaient mal à la cheville.
« Non. »
« Ta poitrine ? »
« Non. »
« Te sens-tu malade à cause de l’eau de l’étang ? » Je me doutais qu’il mourrait si c’était le cas.
« Non. »
Nous l’avons laissé à l’hôpital. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
Nous avons reçu un appel du consulat mexicain. La famille d’un homme les avait contactés. Il manquait à l’appel depuis neuf jours. La dernière fois qu’il avait été aperçu, il se trouvait près d’une petite source d’eau et avait une côte fracturée. Le consulat croyait qu’il se trouvait dans notre secteur. Nous l’avons cherché sans relâche pendant une semaine sans le trouver. Son frère avait les bons papiers et est donc venu nous rejoindre, à cheval. Il a ratissé le désert pendant une autre semaine avant de trouver son cadavre.
Deux semaines plus tard, un homme est entré dans notre campement avec une de nos cruches d’eau (identifiable par les inscriptions que nous traçons dessus ) presque vide dans une main et un grand bâton sur lequel était noué un t-shirt blanc dans l’autre. Il m’a tendu la cruche d’eau en disant : « Cette eau m’a sauvé la vie. Je priais Jésus pour de l’eau. J’étais certain que j’allais mourir et puis j’ai trouvé cette eau, en plein milieu du désert ! Je crois que la patrouille frontalière l’a déposé là pour les migrants. »
« Oh non… » J’ai répondu. « La patrouille frontalière se fout éperdument que tu vives ou que tu meures. C’est nous qui avons laissé l’eau. »
« Ces bâtards ! » a-t-il répondu. « Ça fait trois jours que je brandis ce drapeau blanc à leurs hélicoptères, qu’ils m’ignorent et continuent à voltiger. Quand on a besoin d’eux, c’est impossible de les trouver et quand on ne veut pas les voir ils apparaissent comme par magie. »
J’ai regardé les informations inscrites sur la bouteille. Elle provenait d’un point de ravitaillement que nous avions créé deux semaines auparavant, dans une zone que nous visitons peu, mais où nous nous étions rendu lorsque nous cherchions l’homme qui est mort.
On a reçu un appel des voisins. Un homme avait rampé jusqu’à leur porte. Il était dans un état lamentable. Il arrivait à peine à se tenir debout et à parler. Il n’avait rien mangé ni bu depuis trois jours. Il n’avait pas non plus uriné depuis presque deux jours. Il avait fait extrêmement chaud. Nous tentions de lui faire ingurgiter des liquides, mais il les vomissait systématiquement.
« C’est vraiment pas bon signe. » Lui ai-je dit. « T’as besoin d’une intraveineuse. On n’en a pas ici. C’est possible que tes reins soient endommagés. On peut pas soigner ça. Il faut que tu ailles à l’hôpital. Ils vont te déporter après t’avoir soigné, mais si tu n’y vas pas tu risques fortement de mourir. »
Il m’a dit :
« Non. Ne les appelle pas. »
« S’il te plaît… Je comprends, mais »
« Non. Ne les appelle pas. »
« Mais »
« Non. »
On l’a allongé.
Après plusieurs heures, il a réussi à garder un peu d’eau. On s’est occupé de lui toute la nuit, du mieux qu’on a pu, en essayant de l’abreuver à chaque heure environ. Au matin, il arrivait à assimiler son eau sans vomir et a même réussi à uriner un peu. Il se tenait à peine debout, mais il était de nouveau capable de parler.
« Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi malade refuser d’aller à l’hôpital. Que t’est-il arrivé ? »
« J’ai habité aux États-Unis pendant 18 ans », a-t-il commencé. « Je n’ai jamais eu d’ennuis. Je n’ai même jamais eu de contravention. Ma femme et moi avions enfin terminé de payer la maison. Tous mes enfants sont ici ; et mes petits-enfants aussi. Je gagne ma vie en aidant les ainés. Il y a six mois, j’ai eu un accident et je me suis cassé le dos. J’ai été alité pour environ quatre mois. J’étais de retour au travail quand je me suis fait interpeller. La police disait que j’avais oublié de mettre mon clignotant. Je suis ici depuis dix-huit ans et je ne me suis jamais fait interpeller. J’ai toujours fait attention. Ils m’ont envoyé en prison. Ils m’ont gardé là quinze jours, enchaîné aux pieds et aux poignets. Ils nous donnaient des craquelins recouverts de beurre d’arachide à manger, trois fois par jour. J’ai été enchaîné du début à la fin de mon séjour en prison. Ils m’ont jeté les mains vides de l’autre côté de la frontière. Je n’avais nulle part où aller. Je n’avais pas été au Mexique depuis tellement longtemps… Cette nuit-là, je suis parti avec un groupe qui nous a conduits très loin dans le désert. On a marché pendant trois jours. Je n’étais pas capable de suivre le rythme. Je ne suis plus si jeune. Alors, ils m’ont abandonné sans eau ni nourriture ; et je suis resté seul trois jours de plus. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. J’ai bu de l’eau provenant d’un étang à vache et ça m’a rendu encore plus malade. J’entendais des voix et j’hallucinais. Quand j’ai aperçu la maison, je n’étais pas certain qu’elle soit vraiment réelle, mais j’ai continué à marcher. Je croyais que j’étais peut-être déjà mort. Je ne pourrais jamais recommencer. Toute ma vie est ici, aux États-Unis. Je ne possède rien au monde si je ne peux pas y revenir. Si je meurs, je meurs, mais c’est ma seule chance. Je dois continuer. »
Sa convalescence a été longue. Il nous a donné un coup de fil une semaine après son départ, de sa maison. Un mois plus tard, sa femme et lui nous ont envoyé un énorme colis de chaussures, de nourriture et de vêtements pour les migrants.
« Je ne sors pas de la maison. » M’a-t-il dit. « Je ne peux pas me permettre de risquer tout ça encore. J’ai tellement souffert là-bas. Je suis encore en convalescence… Je sais que je ne pourrais jamais survivre à ça une deuxième fois. »