La démocratie est l’idéal politique le plus universel de notre époque. George Bush l’a invoquée pour justifier l’invasion de l’Irak ; Obama a félicité les rebelles de la place Tahrir pour l’avoir amenée en Egypte ; Occupy Wall Street a prétendu en avoir distillé la forme pure. De la République populaire démocratique de Corée du Nord à la région autonome du Rojava, pratiquement tous les gouvernements et mouvements populaires se disent démocratiques.
Et lorsqu’il y a des problèmes avec la démocratie, quel est le remède ? Tout le monde est d’accord : plus de démocratie. Depuis le début du siècle, nous avons vu une série de nouveaux mouvements promettant d’instaurer une vraie démocratie, par opposition aux institutions ostensiblement démocratiques qu’ils décrivent comme exclusives, coercitives et aliénantes.
Y a-t-il un fil conducteur qui relie tous ces différents types de démocraties ? Lequel d’entre eux est le vrai ? L’un d’entre eux peut-il offrir l’inclusivité et la liberté que nous associons à ce mot ?
Poussé·e·s par nos propres expériences dans des mouvements directement démocratiques, nous sommes revenu·e·s à ces questions. Notre conclusion est que les déséquilibres dramatiques du pouvoir économique et politique qui ont inspiré les occupations et les soulèvements de New York à Sarajevo ne sont pas des défauts accidentels dans des démocraties spécifiques, mais des caractéristiques structurelles qui remontent aux origines de la démocratie elle-même ; ils apparaissent dans pratiquement tous les exemples de gouvernement démocratique à travers les âges. La démocratie représentative a conservé tout l’appareil bureaucratique qui a été inventé à l’origine pour servir les rois ; la démocratie directe tend à recréer cela à une plus petite échelle, même en dehors des structures formelles de l’État. La démocratie n’est pas la même chose que l’autodétermination.
Certes, beaucoup de bonnes choses sont régulièrement décrites comme démocratiques. Ce n’est pas un argument contre les discussions, les collectifs, les assemblées, les réseaux, les fédérations ou travailler avec des personnes avec lesquelles vous n’êtes pas toujours d’accord. L’argument, plutôt, est que lorsque nous nous engageons dans ces pratiques, si nous considérons ce que nous faisons comme étant de la démocratie - en tant que forme de gouvernement participatif plutôt qu’une poursuite collective de la liberté - alors tôt ou tard, nous recréerons tous les problèmes associés à des formes de gouvernement moins démocratiques. Cela vaut aussi bien pour la démocratie représentative que pour la démocratie directe, et même pour le processus de consensus.
Plutôt que de défendre les procédures démocratiques en tant que fin en elles-mêmes, évaluons-les selon les valeurs qui nous ont conduit·e·s à la démocratie en premier lieu : l’égalitarisme, l’inclusivité, l’idée que chacun·e doit contrôler son propre destin. Si la démocratie n’est pas le moyen le plus efficace pour y parvenir, quel est-il ?
Alors que des luttes de plus en plus acharnées secouent les démocraties d’aujourd’hui, les enjeux de cette discussion ne cessent de croître. Si nous continuons à essayer de remplacer l’ordre dominant par une version plus participative de la même chose, nous finirons toujours par revenir au point de départ, et d’autres qui partagent notre désillusion iront graviter vers des alternatives plus autoritaires. Nous avons besoin d’un cadre qui puisse tenir les promesses que la démocratie a trahies.
Qu’est-ce que la démocratie ?
Qu’est-ce que la démocratie, exactement ? La plupart des définitions des manuels concernent la règle de majorité ou être gouverné·e·s par des représentant·e·s élu·e·s. Pourtant, le mot est souvent utilisé plus largement pour invoquer l’autodétermination et l’égalité comme idéaux abstraits ; quelques radicaux·ales1 sont allé·e·s jusqu’à affirmer que la vraie démocratie n’a lieu qu’en dehors et contre le monopole de l’État sur le pouvoir. La démocratie est-elle un moyen de gouvernement d’État, une forme d’auto-organisation horizontale, ou autre chose ?
Commençons par distinguer deux usages distincts du terme. Utilisée précisément, la démocratie désigne un ensemble spécifique de pratiques décisionnelles dont l’histoire remonte à la Grèce antique. Par association, le mot invoque une aspiration abstraite à une politique égalitaire, inclusive et participative. La question fondamentale pour celleux qui embrassent ces aspirations est de savoir si les pratiques associées à la démocratie sont le moyen le plus efficace de les réaliser.
L’éventail des procédures associées à la démocratie est large en effet : il comprend tout, du Collège Électoral au processus de consensus informel. Tous ces éléments sont des moyens de légitimer une structure de pouvoir représentant les participant·e·s. Quoi d’autre ont-ils en commun ?
Nous pouvons rechercher des indices dans les origines du terme lui-même. Le mot démocratie dérive du grec ancien dēmokratía, de dêmos « peuple » et krátos « pouvoir ». En bref, la démocratie c’est le pouvoir au peuple. Nous voyons la même formulation dans les mouvements sociaux latino-américains : poder popular.
Mais quel peuple ? Et quel type de pouvoir ?
Ces racines, demos et kratos, suggèrent deux dénominateurs communs à toutes les procédures démocratiques : un moyen de déterminer qui participe à la prise de décision et un moyen de faire appliquer ces décisions. En bref, citoyenneté et maintien de l’ordre. Ce sont les éléments essentiels de la démocratie ; ce sont eux qui en font une forme de gouvernement. Tout ce qui est en dehors de ce cadre est plus justement décrit comme anarchie - l’absence de gouvernement, formé à partir du grec an- « sans » et arkhê « commandement ».
Qui peut se considérer comme faisant parti de démos,2 le peuple ? Pour qu’il y ait des décisions légitimes, il faut des conditions de légitimité définies et un ensemble spécifique de personnes qui les remplissent. Par conséquent, toute forme de démocratie nécessite un moyen de distinguer entre inclus·e·s et exclu·e·s. Cette ligne de démarcation pourrait être le statut dans une législature, la citoyenneté dans une nation, l’appartenance à un groupe ou la participation à des assemblées de quartier ; il peut s’agir de race, de genre, de propriété, d’âge ou de statut juridique. Qui peut prendre les décisions peut simplement être déterminé par qui peut se présenter aux réunions - mais même dans les cas les plus informels, les structures démocratiques exigent toujours un mécanisme d’inclusion et d’exclusion.
À cet égard, la démocratie institutionnalise le caractère chauvin et provincial de ses origines grecques, tout en offrant apparemment un modèle qui pourrait impliquer le monde entier. C’est pourquoi il s’est avéré si compatible avec le nationalisme et l’État ; la démocratie présuppose l’Autre, qui ne bénéficie pas des mêmes droits ni des mêmes pouvoirs politiques.
La division entre inclus·e·s et exclu·e·s s’exprimait assez clairement à l’aube de la démocratie moderne dans le texte influent de Rousseau Du contrat social, dans lequel il affirme qu’il n’y a pas de contradiction entre la démocratie et l’esclavage. Plus les « malfaiteur·rice·s » sont enchaîné·e·s, suggère-t-il, plus la liberté des citoyen·ne·s est parfaite. Cette conception à somme nulle de la liberté est fondamentale pour la démocratie - d’où l’incitation à la ségrégation.
Il n’y a pas de contradiction entre l’exercice de la démocratie et le contrôle administratif central légitime selon l’équilibre bien connu entre centralisation et démocratie […] La démocratie consolide les relations entre les gens, et sa principale force est le respect. La force qui découle de la démocratie suppose un degré plus élevé d’adhésion dans l’exécution des ordres avec grande précision et zèle.
—Saddam Hussein, Democracy: A Source of Strength for the Individual and Society
Passons maintenant à l’autre racine, le kratos. Démocratie partage ce suffixe avec aristocratie, autocratie, bureaucratie, ploutocratie et technocratie. Chacun de ces termes décrit le gouvernement d’un sous-ensemble de la société, mais ils partagent tous une logique commune. Ce fil conducteur est kratos, le pouvoir.
Quel genre de pouvoir ? Consultons une fois de plus la Grèce antique.
Dans la Grèce classique, chaque concept abstrait était personnifié par une entité divine. Kratos était un Titan implacable incarnant le genre de force coercitive associée au pouvoir de l’État. L’une des plus anciennes sources dans lesquelles Kratos apparaît est la pièce Prométhée Enchaîné, composée par Eschyle dans les premiers temps de la démocratie athénienne. La pièce s’ouvre avec Kratos (aussi désigné comme « Le Pouvoir ») escortant de force Prométhée enchaîné, qui est puni pour avoir volé le feu sacré des dieux afin de le donner à l’humanité. Kratos apparaît comme un geôlier exécutant sans réfléchir les ordres de Zeus - une brute « faite pour les actes de tout tyran ».3
Le genre de force personnifiée par Kratos est ce que la démocratie a en commun avec l’autocratie et toute autre forme de gouvernement. Ils partagent les institutions de la coercition : l’appareil juridique, la police, et l’armée, qui ont toutes précédé la démocratie et y ont survécu à plusieurs reprises. Ce sont les outils « faits pour les actes de tout tyran », que le tyran aux commandes soit un·e roi·reine, une classe de bureaucrates ou « le peuple » lui-même. « La démocratie signifie simplement le matraquage du peuple par le peuple pour le peuple », comme l’a dit Oscar Wilde. Mouammar Kadhafi en a fait l’écho avec approbation un siècle plus tard dans Le Livre Vert, sans ironie : « La démocratie, c’est le contrôle du peuple par le peuple. »
En grec moderne, kratos est simplement le mot pour État. Pour comprendre la démocratie, nous devons regarder de plus près le gouvernement lui-même.
Monopolisation de la Légitimité
Car de même que dans les gouvernements absolus, la loi réside dans la personne du monarque, dans les pays libres la loi elle-même doit être le monarque.
—Thomas Paine, Le Sens Commun
En tant que forme de gouvernement, la démocratie sert à produire un ordre unique à partir d’une cacophonie de désirs, absorbant les ressources et activités de la minorité en politiques dictées par la majorité.
Pour y parvenir, toute démocratie a besoin d’un espace de prise de décision légitime distinct du reste de la vie. Cela peut être un congrès dans un bâtiment du parlement, ou une assemblée générale sur un trottoir, ou une application sollicitant des votes via l’iPhone. Dans tous les cas, la source ultime de légitimité n’est pas les besoins et les désirs immédiats des participant·e·s, mais un processus et un protocole de prise de décision particulier. Dans un État, cela s’appelle l’État de droit, bien que le principe n’exige pas nécessairement un système juridique formel.
C’est l’essence même du gouvernement : les décisions prises dans un espace déterminent ce qui peut avoir lieu dans tous les autres espaces. Le résultat est l’aliénation - la friction entre ce qui est décidé et ce qui est vécu.
La démocratie promet de résoudre le problème de l’aliénation en intégrant chacun·e dans l’espace de la prise de décision : le gouvernement de tou·te·s par tou·te·s. « Les citoyens d’une démocratie se soumettent à la loi parce qu’ils reconnaissent que, même indirectement, ils se soumettent à eux-mêmes en tant que faiseurs de la loi. »4 Mais si toutes ces décisions étaient réellement prises par les personnes sur lesquelles elles ont un impact, il n’y aurait pas besoin d’un moyen de les appliquer.
Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience ?
—Henry David Thoreau, La Désobéissance Civile
Dans quelle mesure adhérez-vous à l’idée que le processus démocratique devrait l’emporter sur votre propre conscience et vos propres valeurs ? Essayons un exercice rapide. Imaginez-vous dans une république démocratique avec des esclaves - disons, l’Athènes antique, ou la Rome antique, ou les États-Unis d’Amérique jusqu’à fin 1865. Respecteriez-vous la loi et traiteriez-vous les gens comme des biens tout en vous efforçant de changer les lois, sachant très bien que des générations entières pourraient vivre et mourir enchaînées entre-temps ? Ou agiriez-vous selon votre conscience au mépris de la loi, comme Harriet Tubman et John Brown ?
Si vous voulez suivre les traces de Harriet Tubman, alors vous aussi croyez qu’il y a quelque chose de plus important que l’État de droit. C’est un problème pour quiconque voulant faire de la volonté de la majorité et de l’obéissance à la loi les arbitres finales de la légitimité.
Freins et Contrepoids
Qu’est-ce qui protège les minorités dans un système où le·a gagnant·e rafle tout ? Les partisan·e·s de la démocratie expliquent que les minorités seront protégées par des dispositions institutionnelles - par des freins et contrepoids. En d’autres termes, la même structure qui détient le pouvoir sur ces minorités est censée les protéger d’elle-même. Il n’y a pas d’autre pilule à prendre, alors avalez celle qui vous a rendu malade.
Ce paradoxe apparent n’a pas dérangé les rédacteurs de la Constitution américaine parce que la minorité dont ils se préoccupaient principalement de protéger les droits était la classe des propriétaires - qui avait déjà un poids disproportionné sur les institutions étatiques. Comme James Madison l’a dit en 1787 :
Notre gouvernement doit protéger les intérêts permanents du pays contre l’innovation. Les propriétaires devraient détenir une part du gouvernement, pour soutenir ces intérêts inestimables, et pour servir d’équilibre et de contrepoids les uns aux autres. Ils devraient être constitués de manière à protéger la minorité des opulents contre la majorité.
Ainsi, les institutions de la règle de la majorité peuvent effectivement servir à protéger les minorités - si nous parlons des minorités les plus privilégiées. Sinon, c’est tout simplement naïf.
Croire que les dispositions institutionnelles peuvent servir à maintenir les majorités sous contrôle signifie parier que les institutions seront toujours meilleures que les personnes qui les gèrent. En fait, plus nous accordons de pouvoir aux instruments de gouvernement, plus ces instruments seront dangereux lorsqu’ils seront retournés contre les marginalisé·e·s. Si l’objectif est de protéger les minorités des majorités, la centralisation de tout le pouvoir et de toute la légitimité dans une seule structure institutionnelle ne peut qu’exacerber le problème.
La grande difficulté réside dans ceci : vous devez d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés ; et ensuite l’obliger à se contrôler lui-même.
—James Madison, Le fédéraliste, tome 2. chapitre LI.
Les minorités doivent avoir le pouvoir de se défendre si elles n’ont pas vocation à être dominées par les majorités. Seule une répartition décentralisée du pouvoir renforcée par un engagement collectif de solidarité peut leur garantir qu’elles pourront toujours le faire.
Plutôt que tout le monde s’unisse pour imposer la règle de la majorité, alors, chaque partisan·e de la liberté devrait coopérer pour empêcher la possibilité même de gouverner. Cela ne peut pas être un projet purement institutionnel ; il doit transcender tout ensemble particulier d’institutions, de peur que leurs limites ne deviennent les siennes.
L’idée que les institutions démocratiques pourraient protéger les droits des individus sert à justifier le pouvoir de l’État au détriment de la liberté personnelle.5 L’implication est que, pour préserver un certain degré de liberté conditionnelle pour les individus, le gouvernement doit posséder l’autorité ultime - la capacité de retirer la liberté à tou·te·s. Sous le prétexte que, comme le disait Isaiah Berlin : « La liberté pour le loup, c’est la mort pour l’agneau », l’État cherche à produire des moutons, se réservant la position de loup pour lui-même.
Mais au lieu de penser la liberté comme un jeu à somme nulle devant être réglementé par l’État, que se passerait-il si nous l’imaginions comme quelque chose de cumulatif ? Là où d’autres acceptent la tyrannie, nous devons aussi la subir ; mais quand iels s’y opposent, iles nous créent des opportunités de faire de même. Si nous comprenons la liberté comme un rapport à notre potentiel produit collectivement plutôt que comme une bulle statique de droits privés, être libre n’est pas simplement une question d’être protégé·e·s par les autorités, mais le projet de créer des espaces de possibilités ouverts. Dans cette optique, la liberté d’une personne s’ajoute à la liberté de tou·te·s,6 alors que plus la force coercitive est centralisée, moins il y a de liberté pour quiconque.
Le Consentement des Gouverné·e·s
Seuls les gens présents, véritablement rassemblés, sont le peuple et produisent le public […] La célèbre thèse de Rousseau selon laquelle le peuple ne peut être représenté7 repose sur cette vérité. Ils ne peuvent pas être représentés, parce qu’ils doivent être présents, et seule une chose absente, pas une chose présente, peut être représentée. En tant que peuple présent, véritablement rassemblé, ils existent dans la démocratie pure avec le plus grand degré d’identité possible.
—Carl Schmitt,8 Théorie de la Constitution
L’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies de 1948 stipule que « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ». Les gouvernements tirent leur légitimité « du consentement des gouverné·e·s », selon la Déclaration d’indépendance. Mais comment déterminer si les gouverné·e·s ont donné leur consentement ?
Commençons par les cas les plus flagrants. Aujourd’hui, plus d’un milliard de personnes vivent dans des régimes explicitement autoritaires qui se proclament néanmoins démocratiques. Nous pouvons commencer par identifier les dénominateurs communs que ces démocraties autoproclamées partagent avec des gouvernements comme celui qui prévaut en France.
Dans un sens, il ne peut y avoir de gouvernement sans la participation des gouverné·e·s ; pas de kratos sans le demos.9 Ainsi, à une extrémité du spectre des prétendues démocraties, nous trouvons des régimes comme la République populaire de Chine - que Mao, prenant exemple sur Lénine,10 a baptisé « la dictature démocratique du peuple ».11
Si la démocratie n’est qu’une forme de gouvernement populaire par l’intermédiaire de représentant·e·s, ces trois mots ne se contredisent pas nécessairement. Gagner une élection est une façon de revendiquer la légitimité d’avoir été choisi·e par le peuple ; être acclamé·e dans la rue ou institué·e par la violence populaire sont d’autres moyens. Dans l’ancienne Sparte, les dirigeants étaient élus au conseil des anciens par un concours de cris - le candidat qui avait reçu les applaudissements les plus forts l’emportait.12 Le terme technique pour cela est le plébiscite. Les gouvernements démocratiques qui ont pris le pouvoir pour la première fois dans les révolutions françaises de 1848 et 1870 ont été choisis de la même manière : les révolutionnaires ont proposé des listes de représentants aux masses assemblées depuis les fenêtres de l’Hôtel de Ville, pour mesurer la réaction populaire. En 2015, en Macédoine, le gouvernement et l’opposition ont convoqué des manifestations rivales, chacun s’efforçant de valider sa revendication du pouvoir en mobilisant plus de personnes - élection par rassemblement plutôt que par scrutin. Si, comme Barack Obama, nous considérons la révolution égyptienne de 2011 comme démocratique,13 nous validons nous aussi la violence participative comme un moyen de légitimer les gouvernements.
Et si les gens peuvent choisir un gouvernement en criant ou en utilisant la violence populaire, il n’est pas difficile d’imaginer qu’iels pourraient choisir un gouvernement en ne faisant rien. Beaucoup de dictateurs ont défilé devant le peuple avec le même plébiscite que les politiciens élus à Sparte et à Paris. Les habitant·e·s de la République populaire démocratique de Corée du Nord n’auraient-iels pas secoué Kim Jong-il s’iels le voulaient ? Et si nous admettons qu’iels ne l’ont pas fait parce qu’iels ne le pouvaient pas, qu’est-ce que cela nous dit de celleux qui consentent au gouvernement dans de « vraies » démocraties comme les États-Unis ? Peut-être, qu’iels votent ou non aux élections, n’acceptent-iels l’imposition de la loi que parce qu’iels ne sont pas capables de se défendre contre l’armée la plus puissante de l’histoire du système solaire. Choisissons-nous les gouvernements qui nous gouvernent parce que nous les voulons, ou les voulons-nous parce que nous n’avons pas d’autre choix ?
C’est un problème si l’on considère que les gouvernements tirent leur légitimité du consentement des gouverné·e·s. Pour que cette revendication tienne la route, il doit être assez facile de renverser tout l’appareil de l’État pour que n’importe quelle majorité puisse le faire sans grand inconvénient. La vraie liberté n’est pas seulement une question de savoir dans quelle mesure la participation nous est offerte dans une structure donnée, mais aussi dans quelle mesure nous pouvons la changer librement.
La Démocratie Originelle
Sommes-nous censés croire qu’avant les Athéniens, il n’est jamais vraiment venu à l’esprit de quiconque, où que ce soit, de rassembler tous les membres de leur communauté afin de prendre des décisions communes de manière à ce que tout le monde puisse s’exprimer sur un pied d’égalité ?
—David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology
Dans l’Athènes antique, le tant vanté « berceau de la démocratie », nous voyons déjà l’exclusion et la coercition qui sont depuis lors des caractéristiques essentielles du gouvernement démocratique.14 Seuls les citoyens de sexe masculin adultes ayant une formation militaire pouvaient voter ; les femmes, les esclaves, les débiteurs et tous ceux qui manquaient de sang athénien étaient exclu·e·s. Tout au plus, la démocratie concerne moins d’un cinquième de la population.
En effet, l’esclavage était plus répandu dans l’Athènes antique que dans d’autres cités grecques, et les femmes avaient moins de droits que les hommes. Une plus grande égalité entre les citoyens masculins signifiait apparemment une plus grande solidarité envers les femmes et les étrangers. L’espace de la politique participative était une communauté fermée.
Nous pouvons cartographier les limites de cette communauté fermée dans l’opposition athénienne entre public et privé - entre polis et oikos.15 La polis, la cité-état grecque, était un espace de discours public dans lequel tou·te·s les citoyen·ne·s étaient considéré·e·s comme égaux·ales, du moins en théorie. En revanche, l’oikos, la maison, était un espace hiérarchique dans lequel les propriétaires masculins régnaient en maître - une zone en dehors du champ d’application du politique, mais servant de fondement. Dans cette dichotomie, l’oikos représente tout ce qui fournit les ressources qui soutiennent la politique, mais est tenu pour acquis comme antérieur et donc extérieur à elle. Ces catégories restent avec nous aujourd’hui. Les mots politique (« les affaires de la ville ») et police (« l’administration de la ville ») viennent de polis, tandis que l’économie (« la gestion de la maison ») et l’écologie (« l’étude de la maison») dérivent de oikos.
La démocratie repose toujours sur cette division. Tant qu’il y a une distinction politique entre public et privé, tout, du ménage (l’espace d’intimité genré qui soutient l’ordre dominant avec un travail invisible et non rémunéré16) à des continents et des peuples entiers (comme l’Afrique pendant la période coloniale - ou encore la négritude elle-même17) peut être relégué en dehors de la sphère politique. De même, l’institution de la propriété et l’économie de marché qu’elle produit, qui ont servi de sous-structure à la démocratie depuis ses origines, sont incontestables en même temps qu’elles sont imposées et défendues par l’appareil politique.
Heureusement, l’Athènes antique n’est pas le seul point de référence pour la prise de décision égalitaire. Un examen rapide d’autres sociétés révèle de nombreux exemples différents, dont beaucoup ne reposent pas sur l’exclusivité ou la coercition. Mais devrions-nous aussi les considérer comme des démocraties ?
Dans Fragments of an Anarchist Anthropology, David Graeber reproche à ses collègues d’identifier Athènes comme étant l’origine de la démocratie ; il suppose que les modèles des Six Nations, des Berbères, des Sulawesi ou des Tallensi ne reçoivent pas autant d’attention simplement parce qu’aucun d’entre eux n’est centré sur le vote. D’une part, Graeber a raison d’attirer notre attention sur les sociétés qui se concentrent sur la construction d’un consensus plutôt que sur la pratique de la coercition : beaucoup d’entre elles incarnent les meilleures valeurs associées à la démocratie bien plus que ne le faisait l’Athènes antique. D’autre part, cela n’a pas de sens pour nous de qualifier ces exemples de vraiment démocratiques tout en remettant en question les références démocratiques des Grecs qui ont inventé le terme. Il s’agit toujours d’ethnocentrisme : affirmer la valeur des exemples non occidentaux en leur accordant un statut honorifique dans notre propre paradigme occidental, certes inférieur.18 Au lieu de cela, admettons que la démocratie, en tant que pratique historique spécifique datant de Sparte et d’Athènes et émulée dans le monde entier, n’a pas été à la hauteur des normes fixées par nombre de ces autres sociétés, et il n’est pas logique de les qualifier de démocratiques. Il serait plus responsable, et plus précis, de les décrire et de les honorer dans leurs propres termes.
Cela nous laisse avec Athènes comme étant la démocratie originelle, après tout. Et si Athènes était devenue si influente non pas grâce à sa liberté, mais à cause de la façon dont elle exploitait la politique participative du pouvoir de l’État ? À l’époque, la plupart des sociétés à travers l’histoire de l’humanité étaient sans État ; certaines étaient hiérarchiques, d’autres horizontales, mais aucune société sans État n’avait le pouvoir centralisé du kratos. Les États qui existaient, en revanche, n’étaient guère égalitaires. Les Athéniens ont innové un format hybride dans lequel l’horizontalité coïncidait avec l’exclusion et la coercition. Si vous prenez pour acquis que l’État est souhaitable ou du moins inévitable, cela semble attrayant. Mais si l’État est la racine du problème, alors l’esclavage et le patriarcat de l’Athènes antique n’étaient pas des irrégularités précoces dans le modèle démocratique, mais des indications des déséquilibres de pouvoir codés dans son ADN depuis le début.
Démocratie Représentative - Un Marché pour le Pouvoir
Le gouvernement américain a plus en commun avec la république de la Rome antique qu’avec l’Athènes antique. Plutôt que de gouverner directement, les citoyens romains élisaient des représentants pour diriger une bureaucratie complexe. Alors que le territoire romain s’étendait et que les richesses affluaient, les petit·e·s agriculteur·rices·s perdirent pied et un nombre massif de dépossédé·e·s inonda la capitale ; les troubles forcèrent la République à étendre le droit de vote à des segments de plus en plus larges de la population, mais l’inclusion politique n’a pas fait grand-chose pour contrer la stratification économique de la société romaine. Tout cela semble étrangement familier.
La République romaine a pris fin lorsque Jules César a pris le pouvoir ; dès lors, Rome fut gouvernée par des empereurs. Pourtant, très peu de choses ont changé pour le·a Romain·e moyen·ne. La bureaucratie, l’armée, l’économie et les tribunaux continuèrent à fonctionner de la même manière qu’auparavant.
Avance rapide de dix-huit siècles jusqu’à la Révolution américaine. Indigné·e·s par « l’imposition sans représentation », les sujet·te·s nord-américain·e·s de l’Empire britannique se sont rebellé·e·s et ont établi leur propre démocratie représentative,19 bientôt complétée par un Sénat de style romain. Encore une fois, la fonction de l’État est restée inchangée. Celleux qui s’étaient battu·e·s pour chasser le roi ont découvert que l’imposition avec représentation n’était guère différente. Le résultat a été une série de soulèvements dont la rébellion de Shay (1786-87), la rébellion du Whisky (1794) et la rébellion de Fries (1799-1800), qui ont toutes été brutalement réprimées. Le nouveau gouvernement démocratique a réussi à pacifier la population là où l’Empire britannique avait échoué, grâce à la loyauté de nombreux·euses citoyen·ne·s ordinaires qui s’étaient révolté·e·s contre le roi. Cette fois, iels se sont rangé·e·s du côté des autorités : en effet ce nouveau gouvernement ne les représentait-il pas ?20
Ces personnes qui croient en la distinction la plus nette entre démocratie et monarchie peuvent à peine comprendre comment une institution politique peut traverser tant de transformations tout en restant la même. Pourtant un rapide coup d’œil doit nous montrer que dans toute l’évolution de la monarchie anglaise, avec tous ses élargissements et ses révolutions, et même avec son saut à travers la mer dans une colonie qui est devenue une nation indépendante puis un État puissant, les mêmes fonctions et attitudes étatiques ont été préservées, essentiellement inchangées.
—Randolph Bourne, The State
Cette tragédie a été répétée maintes et maintes fois. Dans le Révolution française de 1848, le préfet de police du gouvernement provisoire entra dans le bureau laissé vacant par le préfet de police du roi et reprit les mêmes papiers que son prédécesseur venait de déposer. Dans les transitions du XXe siècle de la dictature à la démocratie en Grèce, en Espagne et au Chili, et plus récemment en Tunisie et en Égypte, les mouvements sociaux qui ont renversé les dictateurs ont dû continuer à se battre contre la même police sous le régime démocratique. C’est le kratos, ce que Bill Moyers appelle l’État profond, passant d’un régime à l’autre.
Lois, tribunaux, prisons, agences de renseignement, percepteur·rice·s d’impôt, armées, police : la plupart des instruments de pouvoir coercitif que nous considérons comme oppressifs dans une monarchie ou une dictature ne fonctionnent pas différemment dans une démocratie. C’est pourquoi le même gouvernement peut faire la transition sans heurt entre l’imposition des décisions d’une minorité et l’application de la règle de la majorité. Pourtant, lorsque nous sommes autorisé·e·s à voter pour savoir qui supervise ces institutions, nous sommes plus susceptibles de les considérer comme les nôtres, même si elles sont utilisées contre nous. C’est la grande réussite de deux siècles et demi de révolutions démocratiques : au lieu d’abolir les moyens par lesquels les rois·reines gouvernaient, iels ont rendu ces moyens populaires.
Une Assemblée constituante est le moyen utilisé par les classes privilégiées, lorsqu’une dictature n’est pas possible, soit pour empêcher une révolution, soit, lorsqu’une révolution a déjà éclaté, pour arrêter sa progression sous prétexte de la légaliser, et pour reprendre autant que possible les gains que le peuple avait réalisés pendant la période insurrectionnelle.
—Errico Malatesta, Against the Constituent Assembly as Against the Dictatorship
Le transfert du pouvoir des dirigeant·e·s aux assemblées a servi à stopper prématurément les mouvements révolutionnaires depuis la Révolution américaine. Plutôt que d’apporter les changements qu’iels recherchaient via une action directe, les rebelles ont confié cette tâche à leurs nouveaux·elles représentant·e·s à la tête de l’État – uniquement pour voir leurs rêves trahis.
L’État est vraiment puissant, mais une chose qu’il ne peut pas faire est de donner la liberté à ses sujet·tes·. Il ne peut pas faire cela parce qu’il tire son être même de leur soumission. Il peut soumettre les autres, il peut réquisitionner et concentrer des ressources, il peut imposer des cotisations et des devoirs, il peut accorder des droits et des concessions - les prix de consolation des gouverné·e·s - mais il ne peut offrir l’autodétermination. Kratos peut dominer, mais il ne peut pas libérer.
Au contraire, la démocratie représentative nous promet l’opportunité de nous gouverner les un·e·s les autres sur une base tournante : une royauté distribuée et temporaire aussi diffuse, dynamique et pourtant hiérarchique que le marché boursier. En pratique, puisque cette règle est déléguée, il y a toujours des dirigeant·e·s qui exercent un pouvoir énorme par rapport à tout le monde ; généralement, comme les Bush et les Clinton, iels sont issu·e·s d’une classe dirigeante de fait. Sans surprise, cette classe dirigeante a tendance à occuper les échelons supérieurs de toutes les autres hiérarchies de notre société, formelles et informelles. Même si un·e politicien·ne a grandi parmi la plèbe, plus iel exerce son autorité, plus ses intérêts divergeront de ceux des gouverné·e·s. Pourtant, le vrai problème ne réside pas dans les intentions de certain·e·s politicien·ne·s ; mais dans l’appareil de l’État.
En compétition pour le droit de diriger le pouvoir coercitif de l’État, les candidat·e·s ne remettent jamais en question la valeur de l’État lui-même, même si en pratique iels ne se trouvent que du côté bénéficiaire de sa force. La démocratie représentative offre une soupape de pression : lorsque les gens sont mécontent·e·s, iels se tournent vers les prochaines élections, prenant l’État lui-même pour acquis. En effet, si vous voulez mettre un terme aux profits des entreprises ou à la dévastation de l’environnement, l’État n’est-il pas le seul instrument suffisamment puissant pour y parvenir ? Qu’importe que ce soit l’état qui a établi les conditions dans lesquelles cela est possible en premier lieu.
Voilà pour la démocratie et les inégalités politiques. Qu’en est-il des inégalités économiques qui caractérisent la démocratie depuis le début ? On pourrait penser qu’un système basé sur la règle de la majorité tendrait à réduire les disparités entre riches et pauvres, étant donné que les pauvres constituent la majorité. Pourtant, tout comme dans la Rome antique, l’ascendant actuel de la démocratie s’accompagne d’énormes gouffres entre les nanti·e·s et les démuni·e·s. Comment est-ce possible ?
Tout comme le capitalisme a succédé au féodalisme en Europe, la démocratie représentative s’est avérée plus durable que la monarchie parce qu’elle offrait de la mobilité au sein des hiérarchies de l’État. Le dollar et le bulletin de vote sont tous deux des mécanismes de répartition hiérarchique du pouvoir de manière à réduire la pression sur les hiérarchies elles-mêmes. Contrairement à l’immobilisme politique et économique de l’époque féodale, le capitalisme et la démocratie ne cessent de redistribuer le pouvoir. Grâce à cette flexibilité dynamique, le·a rebelle potentiel·le a de meilleures chances d’améliorer son statut au sein de l’ordre dominant que de le renverser. Par conséquent, l’opposition a tendance à redynamiser le système politique de l’intérieur plutôt que de le menacer.
Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse - si pour cela on doit être aliéné. Et si l’individu renouvelle spontanément des besoins imposés, cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces.
—Herbert Marcuse, L’Homme Unidimensionnel, chapitre 1.
La démocratie représentative est à la politique ce que le capitalisme est à l’économie. Les désirs du·de la consommateur·rice et de l’électeur·rice sont représentés par des monnaies qui promettent l’autonomisation individuelle tout en concentrant sans relâche le pouvoir au sommet de la pyramide sociale. Tant que le pouvoir y est concentré, il est assez facile de bloquer, d’acheter ou de détruire quiconque menace la pyramide elle-même.
Cela explique pourquoi, lorsque les riches et les puissant·e·s ont vu leurs intérêts défiés à travers les institutions de la démocratie, iels ont pu suspendre la loi pour faire face au problème - comme en témoignent les destins effroyables des frères Gracchi dans la Rome antique et Salvador Allende dans le Chili moderne, des hommes politiques qui sont arrivés au pouvoir par des élections démocratiques pour être ensuite renversés pour avoir menacé de redistribuer la richesse. Dans le cadre de l’État, la propriété a toujours pris le pas sur la démocratie.21
Dans la démocratie représentative comme dans la compétition capitaliste, tout le monde a prétendument une chance, mais seul·e·s quelques-un·e·s arrivent en tête. Si vous n’avez pas gagné, c’est que vous n’avez pas suffisamment essayé ! C’est la même rationalisation utilisée pour justifier les injustices du sexisme et du racisme : « écoutez, bande de feignasses, vous auriez pu être Bill Cosby ou Hillary Clinton si vous aviez simplement travaillé plus dur ». Mais il n’y a pas assez de place au sommet pour nous tou·te·s, peu importe combien nous travaillons dur.
Lorsque la réalité est générée via les médias et que l’accès aux médias est déterminé par la richesse, les élections ne sont que des campagnes publicitaires. La concurrence du marché dicte quel·le·s lobbyistes obtiennent les ressources nécessaires pour déterminer les bases sur lesquelles les électeur·rice·s prennent leurs décisions. Dans ces circonstances, un parti politique est essentiellement une entreprise offrant des opportunités d’investissement dans la législation. Il est insensé d’attendre des représentant·e·s politiques qu’iels s’opposent aux intérêts de leur clientèle alors qu’iels dépend directement d’elleux pour accéder au pouvoir.
—Collectif de travailleur·euse·s CrimethInc., Work
Démocratie Directe I : Laisser les Smartphones Décider ?
Or la démocratie véritable ne peut s’établir que par la participation du peuple lui-même et non au travers de l’activité de ses substituts. Les assemblées parlementaires, en excluant les masses de l’exercice du pouvoir et en usurpant la souveraineté populaire à leur profit, sont devenues un écran légal entre le peuple et le pouvoir. Il ne reste au peuple que cette apparence de démocratie qu’illustrent les longues files d’électeurs venant déposer dans l’urne, leur bulletin de vote.
—Mouammar Kadhafi, Le Livre Vert
Cela nous amène au présent. L’Afrique et l’Asie assistent à de nouveaux mouvements en faveur de la démocratie ; pendant ce temps, de nombreuses personnes en Europe et dans les Amériques qui sont déçues par les échecs de la démocratie représentative ont mis leurs espoirs dans la démocratie directe, passant du modèle de la République romaine à celui de son prédécesseur athénien. Si le problème est que le gouvernement ne répond pas à nos besoins, la solution n’est-elle pas de le rendre plus participatif, afin que nous exercions le pouvoir directement plutôt que de le déléguer aux politicien·ne·s ?
Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Cela signifie-t-il des référendums réguliers, comme celui qui a produit le Brexit ?22 Cela signifie-t-il voter sur les lois plutôt que sur les législateurs ? Cela signifie-t-il renverser le gouvernement en place et instituer un gouvernement d’assemblées fédérées à sa place ? Ou autre chose ?
D’une part, si la démocratie directe n’est qu’un moyen plus participatif et chronophage de piloter l’État, elle nous permettra peut-être d’avoir davantage notre mot à dire dans les détails du gouvernement, mais elle préservera la centralisation du pouvoir qui lui est inhérente. Il y a ici un problème d’échelle : peut-on imaginer 48 millions d’électeur·rice·s éligibles menant directement les activités du gouvernement français ? La réponse conventionnelle est que les assemblées locales enverraient des représentant·e·s aux assemblées régionales, qui à leur tour enverraient des représentant·e·s à une assemblée nationale - mais là, déjà, nous parlons à nouveau de démocratie représentative. Au mieux, au lieu d’élire périodiquement des représentant·e·s, nous pouvons imaginer une série incessante de référendums décrétés d’en haut.
Une des versions les plus solides de cette vision est la cyberdémocratie, ou démocratie électronique, promue par les différents partis pirates. En théorie, on peut imaginer une population reliée par la technologie numérique, prenant toutes les décisions concernant sa société via un vote majoritaire en temps réel. Dans un tel système, le gouvernement majoritaire gagnerait une légitimité pratiquement irrésistible ; pourtant, le plus grand du pouvoir serait probablement concentré entre les mains des technocrates qui administrent le système. En codant les algorithmes qui déterminent quelles informations et quelles questions sont mises en avant, iels façonneront les cadres conceptuels des participant·e·s de manière mille fois plus invasive que ce qu’iels font aujourd’hui pendant l’année électorale.
Mais même si un tel système pouvait fonctionner parfaitement - voulons-nous conserver un régime majoritaire centralisé en premier lieu ? Le simple fait d’être participatif·ve ne rend pas un processus politique moins coercitif. Tant que la majorité a la capacité d’imposer ses décisions à la minorité, nous parlons d’un système identique dans l’esprit à celui qui régit la France aujourd’hui - un système qui exigerait également des prisons, des policier·e·s et des percepteur·rice·s d’impôt, ou bien d’autres moyens d’exécuter les mêmes fonctions. S’il est difficile de rallier les gens contre les services de police racistes aujourd’hui, pensez à combien il serait plus difficile de soutenir qu’un tel maintien de l’ordre est illégitime si les citoyen·ne·s d’une communauté à prédominance blanche dirigeaient les opérations de police par le biais de leur smartphone, démocratiquement.
La vraie liberté ne dépend pas du degré de participation au processus de réponse aux questions, mais de la mesure dans laquelle nous pouvons formuler les questions nous-mêmes - et si nous pouvons empêcher les autres de nous imposer leurs réponses. Les institutions qui fonctionnent sous une dictature ou sous un gouvernement élu ne sont pas moins oppressives lorsqu’elles sont employées directement par une majorité sans la médiation de représentant·e·s. En dernière analyse, même l’État le plus directement démocratique est meilleur pour concentrer le pouvoir que pour maximiser la liberté.
Le projet numérique de réduction du monde à la représentation converge avec le programme de démocratie électorale, dans lequel seul·e·s les représentant·e·s agissant par les canaux prescrits peuvent exercer le pouvoir. Tous deux s’opposent à tout ce qui est incalculable et irréductible, adaptant l’humanité à un lit de Procuste. Fusionnés en tant que démocratie électronique, ils présenteraient l’opportunité de voter sur un vaste éventail de détails, tout en rendant l’infrastructure elle-même incontestable - plus un système est participatif, plus il est « légitime ».
—CrimethInc., Deserting the Digital Utopia
La démocratie n’est pas, pour commencer, une forme d’État. C’est d’abord la réalité d’un pouvoir du peuple qui ne peut jamais coïncider avec une forme d’État. Il y aura toujours une tension entre la démocratie en tant qu’exercice d’un pouvoir partagé de penser et d’agir, et l’État, dont le principe même est de s’approprier ce pouvoir […] Or, le pouvoir des citoyens, c’est avant tout le pouvoir d’agir pour eux-mêmes, de se constituer en force autonome. La citoyenneté n’est pas une prérogative liée au fait d’être enregistré comme habitant et électeur dans un pays ; c’est avant tout un exercice qui ne peut être délégué.
—Jacques Rancière, interviewé dans Público le 15 Janvier 2012.
Démocratie Directe II : Gouvernement sans État ?
Tout le monde ne pense pas que la démocratie est un moyen de gouvernance de l’État. Certain·e·s partisan·ne·s de la démocratie ont tenté de transformer le discours, arguant que la vraie démocratie est inconciliable avec les structures étatiques. Pour les opposant·e·s à l’État, cela semble être un coup stratégique, en ce sens qu’il s’approprie toute la légitimité qui a été investie dans la démocratie à travers trois siècles de mouvements populaires et de propagande étatique d’autosatisfaction. Pourtant, cette approche pose trois problèmes fondamentaux.
Tout d’abord, c’est anhistorique. La démocratie est née comme une forme de gouvernement d’État ; pratiquement tous les exemples historiques familiers de démocratie ont été réalisés par l’intermédiaire de l’État ou du moins par des personnes qui aspiraient à gouverner. Les associations positives que nous avons avec la démocratie en tant qu’ensemble d’aspirations abstraites sont venues plus tard.
Deuxièmement, cela favorise la confusion. Celleux qui promeuvent la démocratie comme alternative à l’État font rarement une distinction significative entre les deux. Si vous renoncez à la représentation, à l’application coercitive et à l’État de droit, tout en conservant toutes les autres caractéristiques qui font de la démocratie un moyen de gouverner - citoyenneté, vote et centralisation de la légitimité dans une seule structure décisionnelle - vous finissez par conserver les procédures de gouvernement sans les mécanismes qui les rendent efficaces. Cela combine le pire des deux mondes. Ça garantit que celleux qui abordent la démocratie anti-étatique en s’attendant à ce qu’elle remplisse la même fonction que l’État seront inévitablement déçu·e·s, tout en créant une situation dans laquelle la démocratie anti-étatique tend à reproduire la dynamique associée à la démocratie d’État à une plus petite échelle.
Enfin, c’est une bataille perdue d’avance. Si ce que vous entendez par le mot démocratie ne peut se produire qu’en dehors du cadre de l’État, l’utilisation d’un terme qui est associé à la politique de l’État depuis 2 500 ans crée une ambiguïté considérable.23 La plupart des gens supposeront que ce que vous entendez par démocratie est réconciliable avec l’État après tout. Cela ouvre la voie aux partis et aux stratégies étatistes pour regagner leur légitimité aux yeux du public, même après avoir été complètement discrédités. Lors des manifestations antigouvernementales de 2011 en Espagne et en Grèce, les partis politiques Podemos et Syriza ont gagné du terrain sur les places occupées de Barcelone et d’Athènes grâce à leur rhétorique sur la démocratie directe, pour ensuite se frayer un chemin dans les couloirs du gouvernement où iels se comportent désormais comme n’importe quel autre parti politique. Iels continuent à faire de la démocratie, mais de manière plus efficace et plus efficiente. Sans un langage qui différencie ce qu’iels font au Parlement de ce que les gens faisaient sur les places, ce processus se reproduira encore et encore.
Lorsque nous considérons que ce que nous faisons quand nous nous opposons à l’État est une pratique de la démocratie, nous préparons le terrain pour que nos efforts soient réabsorbés dans des structures de représentation plus larges. La démocratie n’est pas seulement un moyen de gérer l’appareil gouvernemental, mais aussi de le régénérer et de le légitimer. Les candidat·e·s, les partis, les régimes et même la forme de gouvernement peuvent être échangés de temps en temps lorsqu’il devient clair qu’ils ne peuvent pas résoudre les problèmes de leurs électeur·rice·s. De cette façon, le gouvernement lui-même - la source d’au moins certains de ces problèmes - peut persister. La démocratie directe n’est que la dernière façon de la renommer.
Nous devons tous être à la fois dirigeants et gouvernés simultanément, sinon un système de dirigeants et de sujets est la seule alternative […] La liberté, en d’autres termes, ne peut être maintenue que par un partage du pouvoir politique, et ce partage passe par des institutions politiques.
—Cindy Milstein, Democracy Is Direct
Même sans les pièges familiers de l’État, toute forme de gouvernement nécessite un moyen de déterminer qui peut participer à la prise de décision et à quelles conditions - encore une fois, qui compte comme demos. De telles stipulations peuvent être vagues au début, mais elles deviendront plus concrètes au fur et à mesure que l’institution vieillira et que les enjeux augmenteront. Et s’il n’y a aucun moyen de faire appliquer les décisions - pas de kratos - les processus décisionnels du gouvernement n’auront pas plus de poids que les décisions que les gens prennent de manière autonome.24 C’est le paradoxe d’un projet qui cherche un gouvernement sans l’État.
Ces contradictions sont assez frappantes dans la formulation de Murray Bookchin du municipalisme libertaire comme alternative à la gouvernance étatique.25 Dans le municipalisme libertaire, explique Bookchin, une organisation exclusive et ouvertement avant-gardiste, régie par des lois et une Constitution, prendrait des décisions à la majorité. Iels présenteraient des candidat·e·s aux élections des conseils municipaux, avec pour objectif à long terme d’établir une confédération qui pourrait remplacer l’État. Une fois la confédération établie, la participation sera obligatoire même si les municipalités participantes souhaitent se retirer. Celleux qui essaient de conserver le gouvernement sans l’État risquent de se retrouver avec quelque chose comme l’État sous un autre nom.
La distinction importante n’est donc pas entre la démocratie et l’État, mais entre le gouvernement et l’autodétermination. Le gouvernement est l’exercice de l’autorité sur un espace ou un régime politique donné : que le processus soit dictatorial ou participatif, le résultat final est l’imposition d’un contrôle. En revanche, l’autodétermination signifie disposer de son potentiel à ses propres conditions : lorsque les gens s’engagent ensemble, iels ne se gouvernent pas les un·e·s les autres, mais favorisent l’autonomie sur une base qui se renforce mutuellement. Les accords librement conclus ne nécessitent aucune mise en application ; les systèmes qui concentrent la légitimité dans une seule institution ou processus décisionnel l’exigent toujours.
Il est étrange d’utiliser le mot démocratie pour désigner l’idée que l’État est intrinsèquement indésirable. Le mot approprié pour cette idée est anarchisme. L’anarchisme s’oppose à toute exclusion et domination au profit d’une décentralisation radicale des structures de pouvoir, des processus de décision et des notions de légitimité. Il ne s’agit pas de gouverner de manière totalement participative, mais de rendre impossible toute forme de règle.
Le Consensus et le Fantasme de la Règle Unanime
À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais […] On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques.
—Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social, livre III, chapitre IV.
Si les dénominateurs communs du gouvernement démocratique sont la citoyenneté et la police - demos et kratos - la démocratie la plus radicale élargirait ces catégories pour inclure le monde entier : citoyenneté universelle, police communautaire. Dans la société démocratique idéale, chaque personne serait un·e citoyen·ne,26 et chaque citoyen·ne serait un·e policier·e.27
À l’extrême le plus éloigné de cette logique, la règle de la majorité signifierait la règle par consensus : pas la règle de la majorité, mais la règle unanime. Plus on se rapproche de l’unanimité, plus le gouvernement est perçu comme légitime - la règle du consensus ne ferait-elle donc pas le gouvernement le plus légitime de tous ? En définitive, il n’y aurait pas besoin de police.
De toute évidence, cela est impossible. Mais il vaut la peine de réfléchir sur le type d’utopie que cette vision implique. Imaginez le genre de totalitarisme qu’il faudrait pour produire suffisamment de cohésion pour gouverner une société via un processus de consensus - pour que tout le monde soit d’accord. Parlons-en de réduire les choses au plus petit dénominateur commun ! Si l’alternative à la coercition est d’abolir le désaccord, il doit sûrement y avoir une troisième voie.
La démocratie, c’est le gouvernement par la discussion, mais elle n’est efficace que si vous pouvez empêcher les gens de parler.
—Clement Attlee, Premier ministre britannique, 1957
Ce problème est apparu lors du mouvement Occupy en 2011. Certain·e·s participant·e·s ont compris les assemblées générales comme les organes directeurs du mouvement ; de leur point de vue, il n’était pas démocratique que les gens agissent sans une autorisation unanime. D’autres ont abordé les assemblées comme des espaces de rencontre sans autorité prescriptive : des espaces dans lesquels les gens pouvaient échanger influence et idées, formant des constellations fluides autour d’objectifs communs pour agir. Les premier·e·s se sont senti·e·s trahi·e·s lorsque leurs camarades se sont livré·e·s à des tactiques qui n’avaient pas été convenues à l’assemblée générale ; ces dernier·e·s ont rétorqué qu’il n’y avait aucun sens à accorder le droit de veto à une masse convoquée arbitrairement, y compris littéralement à toute personne qui passait par là dans la rue.
Peut-être que la réponse est que les structures de prise de décision doivent être décentralisées et fondées sur le consensus, de sorte qu’un accord universel n’est pas nécessaire. C’est un pas dans la bonne direction, mais cela introduit de nouvelles questions. Comment les gens se diviseraient-iels en entités politiques ? Qu’est-ce qui dicte la compétence d’une assemblée ou l’étendue des décisions qu’elle peut prendre ? Qui détermine à quelles assemblées une personne peut participer, ou qui est le·a plus touché·e par une décision donnée ? Comment les conflits entre assemblées sont-ils résolus ? Les réponses à ces questions permettront soit d’institutionnaliser un ensemble de règles régissant la légitimité, soit de donner la priorité aux formes d’association volontaires. Dans le premier cas, les règles se calcifieront probablement avec le temps en quelque chose comme un État, car les gens se référeront au protocole pour résoudre les différends. Dans le second cas, les structures de prise de décision changeront, se fractureront, s’affronteront et réapparaîtront continuellement dans des processus organiques qui peuvent difficilement être décrits comme des gouvernements. Lorsque les participant·e·s à un processus décisionnel sont libres de s’en retirer ou de s’engager dans une activité qui contredit les décisions, alors ce qui se passe n’est pas le gouvernement - c’est simplement une conversation.28
D’un certain point de vue, c’est une question de mise en valeur. Notre objectif est-il de produire les institutions idéales, en les rendant aussi horizontales et participatives que possible, mais en s’en remettant à elles comme fondement ultime de l’autorité ? Ou notre but est-il de maximiser la liberté, auquel cas toute institution particulière que nous créons est subordonnée à la liberté et donc inutile ? Une fois de plus, qu’est-ce qui est plus légitime, nos institutions ou les besoins et les désirs qu’elles doivent satisfaire ?
Même dans le meilleur des cas, les institutions ne sont qu’un moyen pour atteindre une fin ; elles n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Nul·le ne devrait être obligé·e d’adhérer au protocole d’une institution qui supprime sa liberté ou ne répond pas à ses besoins. Si chacun·e était libre de s’organiser avec d’autres sur une base purement volontaire, ce serait le meilleur moyen de générer des formes sociales qui sont vraiment dans l’intérêt de tou·te·s les participant·e·s : car dès qu’une structure ne fonctionnerait pas pour toutes les personnes impliquées, elles auraient à la parfaire ou à la remplacer. Cette approche n’amènera pas l’ensemble de la société à un consensus, mais c’est le seul moyen de garantir que le consensus est significatif et souhaitable quand il se produit.
Les Exclu·e·s : Race, Genre, et Démocratie
Nous n’avons pas profité de la démocratie américaine. Nous avons seulement souffert de l’hypocrisie de l’Amérique.
—Malcolm X, The Ballot or the Bullet
Nous entendons souvent des arguments en faveur de la démocratie au motif qu’en tant que forme de gouvernement la plus inclusive, elle est la mieux adaptée pour lutter contre le racisme et le sexisme de notre société. Pourtant, tant que les catégories de dirigeant·e·s et dirigé·e·s, inclus·e·s et exclu·e·s sont intégrées dans la structure de la politique, codées comme « majorités » et « minorités », même lorsque les minorités sont plus nombreuses que les majorités, les déséquilibres de pouvoir selon la race et le sexe se traduiront toujours par des disparités dans le pouvoir politique. C’est pourquoi les femmes, les Noir·e·s et d’autres groupes manquent encore de poids politique proportionnel à leur nombre, bien qu’iels aient ostensiblement détenu le droit de vote depuis plusieurs décennies.
Dans [The Abolition of White Democracy], le regretté Joel Olson présente une critique convaincante de ce qu’il appelle la « démocratie blanche » - la concentration du pouvoir politique démocratique entre les mains des Blanc·he·s au moyen d’une alliance interclasse entre celleux qui bénéficient du privilège blanc. Mais il prend pour acquis que la démocratie est le système le plus souhaitable, en supposant que la suprématie blanche est un obstacle accessoire à son fonctionnement plutôt qu’une conséquence de celui-ci. Si la démocratie est la forme idéale des relations égalitaires, pourquoi a-t-elle été impliquée dans le racisme structurel29 pendant pratiquement toute son existence ?
Là où la politique est construite comme une compétition à somme nulle, celleux qui détiennent le pouvoir répugneront à le partager avec les autres. Pensez aux hommes qui se sont opposés au suffrage universel et aux Blanc·he·s qui se sont opposé·e·s à l’extension du droit de vote aux personnes de couleur : les structures de la démocratie n’ont pas découragé leur sectarisme, mais les ont incité·e·s à l’institutionnaliser.
Olson retrace la manière par laquelle la classe dirigeante a favorisé la suprématie blanche afin de diviser la classe ouvrière, mais il néglige la façon par laquelle les structures démocratiques se sont prêtées à ce processus. Il soutient que nous devrions promouvoir la solidarité de classe en réponse à ces divisions, mais (comme Bakounine l’a soutenu contre Marx)30 la différence entre les gouvernant·e·s et les gouverné·e·s est elle-même une différence de classe - pensez à l’Athènes antique. L’exclusion raciale a toujours été le revers de la citoyenneté.
La dimension politique de la suprématie blanche n’est donc pas seulement une conséquence des disparités raciales du pouvoir économique - elle les produit également. Les divisions ethniques et raciales étaient enracinées dans notre société bien avant l’aube du capitalisme ; la confiscation de la propriété juive sous l’Inquisition a financé la colonisation originale des Amériques, et le pillage des Amériques et l’asservissement des Africain·e·s ont fourni le capital de démarrage initial pour relancer le capitalisme en Europe et plus tard en Amérique du Nord. Il est possible que les divisions raciales survivent également au prochain changement économique et politique massif - par exemple, en tant qu’assemblées exclusives de citoyen·ne·s à majorité blanche.
En érigeant une société d’esclaves, l’Amérique a créé les bases économiques de sa grande expérience en matière de démocratie […] L’indispensable classe ouvrière américaine existait en tant que propriété au-delà du domaine politique, laissant les Américains blancs libres de clamer leur amour de la liberté et des valeurs démocratiques.
—Ta-Nehisi Coates, The Case for Reparations
Il n’y a pas de solution simple à ce problème. Les réformateur·rice·s parlent souvent de rendre notre système politique plus « démocratique », c’est-à-dire plus inclusif et égalitaire. Pourtant, lorsque leurs réformes sont réalisées d’une manière qui légitime et renforce les institutions du gouvernement, cela ne fait que mettre plus de poids derrière ces institutions lorsqu’elles frappent les personnes ciblées et marginalisées – il suffit de constater l’incarcération massive des Noir·e·s depuis le mouvement des droits civiques. Malcolm X et d’autres partisan·ne·s du séparatisme noir avaient raison de dire qu’une démocratie fondée par des Blanc·he·s n’offrirait jamais la liberté aux Noir·e·s - non pas parce que les Blanc·he·s et les Noir·e·s ne peuvent jamais coexister, mais parce qu’en faisant de la politique une compétition pour le pouvoir politique centralisé, la gouvernance démocratique crée des conflits qui empêchent la coexistence. Si les conflits raciaux d’aujourd’hui peuvent un jour être résolus, ce sera par l’établissement de nouvelles relations sur la base de la décentralisation, et non par l’intégration des exclu·e·s dans l’ordre politique des inclus·e·s.31
Tant que nous considérerons ce que nous faisons ensemble politiquement comme étant une démocratie - en tant que gouvernement par un processus de prise de décision légitime - nous verrons cette légitimité invoquée pour justifier des programmes qui sont fonctionnellement suprémacistes blancs, qu’il s’agisse des politiques d’un État ou des décisions d’un·e porte-parole (rappelons, par exemple, les tensions entre les processus décisionnels des assemblées générales à prédominance blanche et les campements les moins blancs au sein de nombreux groupes Occupy). Ce n’est que lorsque nous nous passerons de l’idée que tout processus politique est intrinsèquement légitime que nous pourrons supprimer l’alibi final des disparités raciales qui ont toujours caractérisé la gouvernance démocratique.
Tant que la police existera, qui croyez-vous qu’elle harcèlera ? Tant qu’il y aura des prisons, qui pensez-vous les remplira ? Tant qu’il y aura de la pauvreté, qui sera pauvre selon vous ? Il est naïf d’imaginer que nous pourrions parvenir à l’égalité dans une société basée sur la hiérarchie. Vous pouvez mélanger les cartes, mais ça restera toujours le même jeu.
—CrimethInc., To Change Everything
En ce qui concerne le genre, cela nous donne une nouvelle perspective sur les raisons pour lesquelles Lucy Parsons, Emma Goldman et d’autres femmes ont fait valoir que la revendication du droit de vote des femmes passait à côté de l’essentiel.. Pourquoi une personne rejetterait-elle l’option de participer à la politique électorale, si imparfaite soit-elle ? La réponse courte est qu’elles voulaient abolir complètement le gouvernement, pas le rendre plus participatif. Mais en y regardant de plus près, nous pouvons trouver des raisons plus spécifiques pour lesquelles les personnes concernées par la libération des femmes pourraient se méfier de la franchise.
Revenons à polis et oikos - la ville et la maison. Les systèmes démocratiques reposent sur une distinction formelle entre les sphères publique et privée ; la sphère publique est le lieu de toute prise de décision légitime, tandis que la sphère privée est exclue ou écartée. Dans un large éventail de sociétés et d’époques, cette division a été profondément sexuée, les hommes dominant les sphères publiques - propriété, travail rémunéré, gouvernement, direction, et coins de rue - tandis que les femmes et les personnes en dehors de la binarité de genre ont été reléguées aux sphères privées : le ménage, la cuisine, la famille, l’éducation des enfants, le travail du sexe, les soins, d’autres formes de travail invisible et non rémunéré.
Dans la mesure où les systèmes démocratiques centralisent le pouvoir de décision et l’autorité dans la sphère publique, cela reproduit des modèles de pouvoir patriarcaux. Cela est particulièrement évident lorsque les femmes sont formellement exclues du vote et de la politique - mais même là où elles ne le sont pas, elles sont souvent confrontées à des obstacles informels dans la sphère publique tout en portant des responsabilités disproportionnées dans la sphère privée.
L’histoire des activités politiques des hommes prouve qu’elles ne lui ont absolument rien donné qu’il n’aurait pu réaliser d’une manière plus directe, moins coûteuse et plus durable. En fait, chaque centimètre de terrain qu’il a gagné l’a été par un combat constant, une lutte incessante pour l’affirmation de soi, et non par le suffrage. Il n’y a aucune raison de supposer que la femme, dans son ascension vers l’émancipation, a été ou sera aidée par le scrutin.
—Emma Goldman, Anarchism and Other Essays, chapitre « Woman Suffrage »
L’inclusion d’un plus grand nombre de participant·e·s dans la sphère publique sert à légitimer davantage un espace où les femmes et ceux qui ne se conforment pas aux normes de genre opèrent dans une position désavantageuse. Si la « démocratisation » signifie un transfert du pouvoir de décision des sites informels et privés vers des espaces politiques plus publics, le résultat pourrait même éroder certaines formes de pouvoir des femmes. Rappelons à quel point les refuges populaires pour femmes fondés dans les années 1970 ont été professionnalisés grâce au financement de l’État à un point tel que dans les années 1990, les femmes qui les avaient fondés n’auraient jamais pu accéder à des postes de premier échelon.
Nous ne pouvons donc pas nous fier au degré de participation formelle des femmes à la sphère publique comme indice de libération. Au lieu de cela, nous devrions déconstruire la distinction de genre entre public et privé, en validant ce qui se passe dans les relations, les familles, les ménages, les quartiers, les réseaux sociaux et d’autres espaces qui ne sont pas reconnus comme faisant partie de la sphère politique. Cela ne signifie pas formaliser ces espaces ou les intégrer dans une pratique politique censée être neutre en termes de genre, mais plutôt légitimer de multiples façons de prendre des décisions, en reconnaissant de multiples sites de pouvoir au sein de la société.
De tous les délires modernes, le vote a certainement été le plus grand […] Mais le principe de règne est en lui-même mauvais : aucun homme n’a le droit d’en diriger un autre.
—Lucy Parsons, The Ballot Humbug
Il y a deux manières de répondre à la domination masculine de la sphère politique. La première consiste à essayer de rendre l’espace public formel aussi accessible et inclusif que possible - par exemple, en inscrivant les femmes sur les listes électorales, en fournissant des services de garde d’enfants, en fixant des quotas de personnes devant participer aux décisions, en pondérant les personnes autorisées à prendre la parole dans les discussions, ou même, comme au Rojava, en créant des assemblées exclusivement féminines avec droit de veto. Cette stratégie cherche à mettre en œuvre l’égalité, mais elle suppose toujours que tous les pouvoirs doivent être investis dans la sphère publique. L’alternative est d’identifier les sites et les pratiques de prise de décision qui autonomisent déjà les personnes qui ne bénéficient pas du privilège masculin, et leur accordent une plus grande légitimité. Cette approche s’appuie sur des traditions féministes de longue date32 qui donnent la priorité à la vie et aux expériences des gens par rapport aux structures et idéologies formelles, reconnaissant l’importance de la diversité et valorisant les dimensions de la vie qui sont généralement invisibles.
Ces deux approches peuvent coïncider et se compléter, mais seulement si l’on se dispense de l’idée que toute légitimité doit être concentrée dans une seule structure institutionnelle.
Arguments Contre l’Autonomie
Il y a plusieurs objections à l’idée que les structures décisionnelles devraient être volontaires plutôt qu’obligatoires, décentralisées plutôt que monolithiques. On nous dit que sans un mécanisme central pour trancher les conflits, la société se dégradera en guerre civile ; qu’il est impossible de se défendre contre des agresseurs centralisés sans autorité centrale ; que nous avons besoin de l’appareil du gouvernement central pour faire face à l’oppression et à l’injustice. Discutons tour à tour de chacune de ces objections.
En fait, la centralisation du pouvoir est aussi susceptible de provoquer des conflits que de les résoudre. Lorsque chacun·e doit prendre le contrôle des structures de l’État pour obtenir une influence sur les conditions de sa propre vie, cela ne peut que générer des frictions. En Israël et en Palestine, en Inde et au Pakistan, et dans d’autres endroits où des personnes de diverses religions et ethnies avaient coexisté de manière autonome dans une paix relative, l’impératif imposé par la colonisation de lutter pour le pouvoir politique dans le cadre d’un seul État a produit une violence ethnique prolongée. De tels conflits étaient également courants dans la politique américaine du XIXe siècle – pensez à la guerre des gangs autour des élections à Washington et à Baltimore33 ou les évènements du Bleeding Kansas. Si ces luttes ne sont plus courantes aux États-Unis, ce n’est pas la preuve que l’État a *résolu tous les conflits qu’il a engendrés.
Le gouvernement centralisé, vanté comme un moyen de régler les différends, ne fait que consolider le pouvoir afin que les vainqueurs puissent maintenir leur position par la force des armes. Et lorsque les structures centralisées s’effondrent, comme l’a fait la Yougoslavie lors de l’introduction de la démocratie dans les années 1990, les conséquences peuvent être vraiment sanglantes. Au mieux, la centralisation ne fait que retarder les conflits - comme une dette accumulant des intérêts.
Mais les réseaux décentralisés peuvent-ils avoir une chance contre les structures de pouvoir centralisées ? S’ils ne le peuvent pas, alors toute la discussion est sans intérêt, car toute tentative d’expérimentation de la décentralisation sera écrasée par des rivaux plus centralisés.
La réponse reste à voir, mais les pouvoirs centralisés d’aujourd’hui ne sont en aucun cas sûrs de leur propre invulnérabilité. Déjà, en 2001, la RAND Corporation affirmait34 que les réseaux décentralisés, plutôt que les hiérarchies centralisées, seront les acteurs puissants du XXIe siècle. Au cours des deux dernières décennies, du soi-disant mouvement anti-mondialisation à Occupy et l’expérience kurde d’autonomie au Rojava, les initiatives qui ont réussi à ouvrir un espace à de nouveaux mouvements et à des expériences sociales (tant démocratiques qu’anarchistes) ont été décentralisées, tandis que des efforts plus centralisés comme Syriza ont été cooptés presque immédiatement. Des chercheur·euse·s de nombreux domaines d’études différents théorisent maintenant les caractéristiques et les avantages distinctifs de l’organisation en réseau.
Enfin, se pose la question de savoir si une société a besoin d’un appareil politique centralisé pour pouvoir mettre un terme à l’oppression et à l’injustice. Le premier discours inaugural d’Abraham Lincoln, prononcé en 1861 à la veille de la guerre civile, est l’une des plus fortes expressions de cet argument. Cela vaut la peine de le citer longuement :
À proprement parler, l’idée mère de la sécession est l’essence de l’anarchie. Une majorité contenue par les prescriptions et le frein constitutionnel, et suivant toujours aisément l’impulsion délibérée des opinions et du sentiment populaires, une telle majorité est la seule souveraineté véritable d’un peuple libre. Quiconque la repousse tombe nécessairement dans l’anarchie ou le despotisme. > > L’unanimité est impossible. Le règne d’une minorité, comme condition permanente, est en tout point inadmissible. De sorte qu’en rejetant le principe de la majorité, l’anarchie ou le despotisme, sous une forme ou une autre est tout ce qui reste […]
Nous ne pouvons séparer, nous ne pouvons éloigner nos sections respectives l’une de l’autre, ni bâtir une muraille infranchissable entre elles. Un mari et une femme peuvent divorcer et sortir de la présence et de l’atteinte l’un de l’autre, mais les différentes parties de notre pays ne peuvent faire de même. > > Elles ne peuvent pas ne pas rester face à face, et des rapports soit amicaux, soit hostiles doivent continuer entre elles. Est-il donc possible de rendre ces rapports plus avantageux ou plus satisfaisants après la séparation qu’avant ? Des étrangers peuvent-ils faire des traités plus aisément que des amis ne peuvent faire des lois ? Supposez que vous fassiez la guerre. Lorsque, après une perte et sans aucun avantage de part et d’autre, vous cesserez de combattre, vous vous trouverez de nouveau en présence des mêmes questions relativement aux rapports réciproques. Ce pays avec ses institutions appartient au peuple qui l’habite. Du moment où il se sentira las du gouvernement existant, il peut accomplir son droit constitutionnel de l’amender, ou son droit révolutionnaire de le démembrer ou le renverser.
Suivez cette logique assez loin dans le monde globalisé d’aujourd’hui et vous arriverez à l’idée d’un gouvernement mondial : règle de la majorité à l’échelle de la planète entière. Lincoln a raison, contrairement aux partisan·ne·s du consensus, d’affirmer qu’une règle unanime est impossible et que celleux qui ne souhaitent pas être gouverné·e·s par des majorités doivent choisir entre le despotisme et l’anarchie. Son argument selon lequel les étranger·e·s ne peuvent pas conclure de traités plus facilement que les ami·e·s ne font des lois semble convaincant au premier abord. Mais les ami·e·s ne s’appliquent pas les lois les un·e·s aux autres - les lois sont faites pour être imposées aux parties les plus faibles, alors que les traités sont conclus entre égaux·ales. Le gouvernement n’est pas quelque chose qui se déroule entre ami·e·s, pas plus qu’un peuple libre n’a besoin d’un souverain. Si nous devons choisir entre le despotisme, la règle de la majorité et l’anarchie, l’anarchie est ce qui se rapproche le plus de la liberté - ce que Lincoln appelle notre « droit révolutionnaire » de renverser les gouvernements.
Pourtant, en associant l’anarchie à la sécession des États du Sud, Lincoln montait une critique de l’autonomie qui résonne encore aujourd’hui. Sans le gouvernement fédéral, selon l’argument, l’esclavage n’aurait jamais été aboli, et le Sud n’aurait pas non plus supprimé la ségrégation raciale ou accordé des droits civils aux personnes de couleur. Ces mesures contre l’injustice doivent être introduites sous la menace des armes par les armées de l’Union et, un siècle plus tard, par la Garde nationale. Dans ce contexte, prôner la décentralisation semble signifier accepter l’esclavage, la ségrégation et le Ku Klux Klan. Sans un organe directeur central légitime, quel mécanisme pourrait empêcher les gens d’agir de manière oppressive ?
Il y a plusieurs erreurs ici. La première erreur est évidente : parmi les trois options de Lincoln - le despotisme, la règle de la majorité et l’anarchie - les sécessionnistes représentaient le despotisme et non l’anarchie. De même, il est naïf d’imaginer que l’appareil du gouvernement central sera employé uniquement du côté de la liberté. La même Garde nationale qui a supervisé l’intégration dans le Sud a utilisé des balles réelles pour réprimer les soulèvements noirs dans le pays ; aujourd’hui, il y a presque autant de Noir·e·s dans les prisons américaines qu’il y avait autrefois d’esclaves aux États-Unis. Enfin, il n’est pas nécessaire de confier toute la légitimité à un seul organe directeur pour agir contre l’oppression. On peut encore agir - la seule différence est qu’on le fait sans prétexte de faire appliquer la loi et sans avoir les mains liées par celle-ci.
S’opposer à la centralisation du pouvoir et de la légitimité ne signifie pas se replier dans le quiétisme. Certains conflits doivent avoir lieu ; il n’y a pas moyen de les contourner. Ils découlent de différences vraiment inconciliables, et l’imposition d’une fausse unité ne fait que les différer. Dans son discours inaugural, Lincoln plaidait au nom de l’État pour suspendre le conflit entre abolitionnistes et partisan·ne·s de l’esclavage - un conflit inévitable et nécessaire, qui avait déjà été retardé par des décennies de compromis intolérables. Pendant ce temps, des abolitionnistes comme Nat Turner et John Brown ont pu agir de manière décisive sans avoir besoin d’une autorité politique centrale - en fait, ils n’ont pu agir ainsi que parce qu’ils n’en ont pas reconnu. Sans la pression engendrée par des actions autonomes comme la leur, le gouvernement fédéral ne serait jamais intervenu dans le Sud ; si plus de gens avaient pris l’initiative comme ils l’ont fait, l’esclavage n’aurait pas été possible et la guerre civile n’aurait pas été nécessaire.
En d’autres termes, le problème n’était pas trop d’anarchie, mais trop peu. C’est une action autonome qui a forcé la question de l’esclavage, et non une délibération démocratique. De plus, s’il y avait eu plus de partisan·ne·s de l’anarchie que de la règle de la majorité, il n’aurait pas été possible pour les Blanc·he·s du Sud de retrouver la suprématie politique dans le Sud après la reconstruction. Un an après son discours inaugural, Lincoln s’est adressé à un comité d’hommes libres de couleur pour faire valoir qu’ils devraient émigrer pour fonder une autre colonie comme le Liberia dans l’espoir que le reste de l’Amérique noire suivrait. En ce qui concerne la relation entre les Noir·e·s émancipé·e·s et les citoyen·ne·s américain·ne·s blanc·he·s, il a soutenu que :
Il vaut mieux que nous soyons tous les deux séparés […] Il y a un refus de la part de notre peuple, aussi sévère que cela puisse être, pour vous, les gens de couleur libres, de rester avec nous.
Ainsi, dans la cosmologie politique de Lincoln, la polis des citoyen·ne·s blanc·he·s ne peut pas se séparer, mais dès que les esclaves noir·e·s des oikos n’occupent plus leur rôle économique, il vaut mieux qu’iels partent. Cela dramatise assez clairement les choses : la nation est indivisible, mais les exclu·e·s sont jetables. Si les esclaves libéré·e·s après la guerre civile avaient émigré en Afrique, iels seraient arrivé·e·s juste à temps pour vivre les horreurs de la colonisation européenne, avec un bilan de dix millions de mort·e·s rien qu’au Congo belge.35 La bonne solution à de telles catastrophes n’est pas d’intégrer le monde entier en une seule république gouvernée par la règle de la majorité, mais de combattre toutes les institutions qui divisent les gens en majorités et minorités - dirigeant·e·s et gouverné·e·s - aussi démocratiques soient-elles.
Obstacles Démocratiques à la Libération
La démocratie est un excellent moyen d’assurer la légitimité du gouvernement, même s’il fait un mauvais travail pour ce que le public veut. Dans une démocratie qui fonctionne, les manifestations de masse défient les dirigeants. Ils ne remettent pas en question la nature fondamentale du système politique de l’État.
—Noah Feldman, Tunisia’s Protests Are Different This Time
Sauf guerre ou miracle, la légitimité de tout gouvernement constitué s’érode toujours ; il ne peut que s’éroder. Quelles que soient les promesses de l’État, rien ne peut compenser le fait de devoir céder le contrôle de nos vies. Chaque grief spécifique souligne ce problème systémique, bien que ce soit souvent l’arbre qui cache la forêt.
C’est là qu’intervient la démocratie : une autre élection, un autre gouvernement, un autre cycle d’optimisme et de déception, mais cela ne pacifie pas toujours la population. La dernière décennie a vu des mouvements et des soulèvements partout dans le monde - d’Oaxaca à Tunis, d’Istanbul à Rio de Janeiro, de Kiev à Hong Kong - dans lesquels les désabusé·e·s et les mécontent·e·s tentent de prendre les choses en main. La plupart d’entre elleux se sont rallié·e·s à la norme d’une démocratie plus solide et meilleure, même si cela n’a guère fait l’unanimité.
Compte tenu de la puissance que les marchés et les gouvernements exercent sur nous, il est en effet tentant d’imaginer que nous pourrions d’une manière ou d’une autre renverser la situation et les gouverner. Même celleux qui ne croient pas qu’il est possible pour le peuple de diriger le gouvernement finissent généralement par gouverner la seule chose qui leur reste - leur manière de se rebeller. Abordant les mouvements de protestation comme des expériences de démocratie directe, iels ont voulu préfigurer les structures d’un monde plus démocratique.
Mais que faire si la préfiguration de la démocratie faisait partie du problème ? Cela expliquerait pourquoi si peu de ces mouvements ont pu monter une opposition irréconciliable aux structures qu’iels ont formé pour s’opposer. À l’exception discutable des zapatistes du Chiapas et de la région autonome du Rojava, tous ont été vaincus (Occupy), réintégrés dans le fonctionnement du gouvernement en place (Syriza ou, pire encore, ont renversé et remplacé ce gouvernement sans parvenir à un véritable changement de société (Tunisie, Égypte, Libye, Ukraine).
Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours.
—Albert Libertad, Le criminel, c’est l’électeur !
Lorsqu’un mouvement cherche à se légitimer sur la base des mêmes principes que la démocratie d’État, il finit par essayer de battre l’État à son propre jeu. Même si ça réussit, la récompense de la victoire est d’être cooptée et institutionnalisée - que ce soit au sein des structures gouvernementales existantes ou en les réinventant à nouveau. Ainsi des mouvements qui commencent par des révoltes contre l’État finissent par le recréer.
Cela peut se jouer de différentes manières. Il y a des mouvements qui se paralysent en se disant plus démocratiques, plus transparents ou plus représentatifs que les autorités ; des mouvements qui arrivent au pouvoir par le biais de la politique électorale, uniquement pour trahir leurs objectifs d’origine ; des mouvements qui promeuvent des tactiques directement démocratiques qui s’avèrent être tout aussi utiles à celleux qui recherchent le pouvoir d’État ; et des mouvements qui renversent les gouvernements, uniquement pour les remplacer. Examinons-les un par un.
Si nous limitons nos mouvements à ce sur quoi la majorité des participant·e·s peuvent s’entendre à l’avance, nous ne pourrons peut-être pas les faire décoller en premier lieu. Quand une grande partie de la population a accepté la légitimité du gouvernement et de ses lois, la plupart des gens ne se sentent pas autorisé·e·s à faire quoi que ce soit qui puisse remettre en cause la structure de pouvoir existante, peu importe à quel point elle les traite mal. Par conséquent, un mouvement qui prend des décisions par vote majoritaire ou par consensus peut avoir du mal à accepter d’utiliser toute tactique sauf les plus symboliques - avec la conséquence que, comme il ne peut exercer aucun effet de levier pour atteindre ses objectifs, peu sont intéressé·e·s à y participer.
Pensez au soulèvement qui a eu lieu à Ferguson, dans le Missouri, en août 2014 en réponse au meurtre de Michael Brown. Pouvez-vous imaginer les habitant·e·s de Ferguson qui tiennent une réunion de consensus pour décider s’il faut brûler le magasin QuikTrip et combattre la police ? Et pourtant, ce sont ces actions qui ont déclenché ce qui est devenu le mouvement Black Lives Matter. Les gens doivent généralement faire l’expérience de quelque chose de nouveau pour s’y ouvrir ; c’est une erreur de confiner un mouvement entier à ce qui est déjà familier à la majorité des participant·e·s.
De même, si nous insistons pour que nos mouvements soient totalement transparents, cela signifie laisser les autorités dicter les tactiques que nous pouvons utiliser. Dans des conditions d’infiltration et de surveillance généralisées, la conduite de toutes les prises de décision en public sans l’option de l’anonymat invite à la répression sur quiconque est perçu·e comme une menace pour le statu quo. Plus un organe décisionnel est public et transparent, plus ses actions sont susceptibles d’être conservatrices, même si cela contredit sa raison d’être - pensez à toutes les coalitions environnementales qui n’ont jamais fait un seul pas pour arrêter les activités qui provoquent des changements climatiques. Dans la logique démocratique, il est logique d’exiger la transparence du gouvernement, car il est censé représenter et répondre au peuple. Mais en dehors de cette logique, plutôt que d’exiger que les participant·e·s aux mouvements sociaux se représentent et se répondent les un·e·s les autres, nous devrions chercher à maximiser l’autonomie avec laquelle iels peuvent agir.
Si nous revendiquons la légitimité de nos mouvements au motif que nous représentons le public, nous offrons aux autorités un moyen facile de nous déjouer, tout en ouvrant la voie à d’autres pour coopter nos efforts. Avant l’introduction du suffrage universel, il était possible de soutenir qu’un mouvement représentait la volonté du peuple ; mais de nos jours, une élection peut attirer plus de gens aux urnes que même le mouvement le plus massif ne peut mobiliser dans les rues. Les gagnant·e·s des élections pourront toujours prétendre représenter plus de personnes que le nombre de gens pouvant participer à des mouvements.36
De même, les mouvements prétendant représenter les secteurs les plus opprimés de la société peuvent être débordés par l’inclusion de représentant·e·s symboliques de ces secteurs dans les couloirs du pouvoir. Et tant que nous validons l’idée de représentation, un·e nouveau·elle politicien·ne ou parti peut utiliser notre rhétorique pour entrer en fonction. Nous ne devons pas prétendre que nous représentons le peuple - nous devons affirmer que personne n’a le droit de nous représenter.
Que se passe-t-il lorsqu’un mouvement accède au pouvoir par la politique électorale ? La victoire de Luiz Inácio Lula da Silva et de son Partido dos Trabalhadores (Parti des travailleur·euse·s ou PT) au Brésil semblait présenter le meilleur scénario dans lequel un parti basé sur une organisation radicale populaire a pris la tête de l’État. À l’époque, le Brésil accueillait certains des mouvements sociaux les plus puissants du monde, notamment la campagne de réforme agraire MST (Mouvement des sans-terre), forte de 1,5 million de personnes ; beaucoup d’entre elleux étaient lié·e·s au PT. Pourtant, après l’entrée en fonction de Lula en 2002, les mouvements sociaux sont entrés dans un déclin précipité qui a duré jusqu’en 2013. Les membres du PT ont abandonné l’organisation locale pour prendre des positions dans le gouvernement, tandis que les nécessités de la realpolitik ont empêché Lula d’accorder des concessions aux mouvements qu’il avait précédemment soutenus. Le MST avait forcé le gouvernement conservateur qui avait précédé Lula à légaliser de nombreuses occupations de terres, mais il n’avait fait aucun progrès sous Lula.
Ce schéma s’est reproduit dans toute l’Amérique latine alors que des politicien·ne·s prétendument radicaux·ales trahissaient les mouvements sociaux qui les avaient mis·es au pouvoir. En 2016, les mouvements sociaux les plus puissants au Brésil étaient les manifestations de droite qui ont renversé le PT par un coup d’État ; les mouvements populaires ont été contraints de choisir entre rester à l’écart et se mobiliser derrière le parti condamné qui les avait trahi·e·s. Il n’y a pas de raccourcis électoraux vers la liberté.
Et si au lieu de rechercher le pouvoir d’État, nous nous concentrions sur la promotion de modèles directement démocratiques tels que les assemblées de quartier ? Malheureusement, de telles pratiques peuvent être appropriées pour servir un large éventail de programmes. En 2009, des membres du parti fasciste grec Χρυσή Αυγή (Chrysí Avgí ou Aube dorée) se sont joint·e·s aux habitant·e·s du quartier athénien d’Agios Panteleimonas pour organiser une assemblée qui a coordonné les attaques contre les immigrant·e·s et les anarchistes. Après le soulèvement slovène de 2012, alors que les assemblées de quartier auto-organisées continuaient à se réunir à Ljubljana, une ONG financée par les autorités de la ville a commencé à organiser des assemblées dans un quartier « négligé » en tant que projet pilote visant à « revitaliser » la zone, avec l’intention explicite de ramener les citoyen·ne·s mécontent·e·s dans le dialogue avec le gouvernement. Pendant la révolution ukrainienne de 2014, les partis fascistes Svoboda et Right Sector ont pris de l’importance dans les manifestations démocratiques basées sur le modèle Occupy.
Si nous voulons favoriser l’inclusivité et l’autodétermination, il ne suffit pas de propager la rhétorique et les procédures de la démocratie participative.37 Nous devons diffuser un cadre qui s’oppose à l’État et aux autres formes de pouvoir hiérarchique en eux-mêmes.
Même les stratégies explicitement révolutionnaires peuvent être tournées au profit des puissances mondiales au nom de la démocratie. Depuis 2014, au Venezuela, en Macédoine, au Brésil et ailleurs, nous avons vu des acteurs étatiques et des intérêts particuliers canaliser une véritable dissidence populaire en ersatz de mouvements sociaux afin de raccourcir le cycle électoral. En général, le but est de forcer le parti au pouvoir à démissionner afin de le remplacer par un gouvernement plus « démocratique » - c’est-à-dire un gouvernement plus réceptif aux objectifs américains ou européens. Ces mouvements se concentrent généralement sur la « corruption », ce qui implique que le système fonctionnerait très bien si seules les bonnes personnes étaient au pouvoir. Lorsque nous descendons dans la rue, plutôt que de risquer d’être dupe d’une initiative de politique étrangère, nous ne devrions pas nous mobiliser contre un gouvernement en particulier, mais contre l’idée de gouvernement en elle-même.
La révolution égyptienne illustre de façon dramatique l’impasse de la révolution démocratique. Après que des centaines de personnes ont donné leur vie pour renverser le dictateur Hosni Moubarak et instaurer la démocratie, les élections populaires ont amené un autre autocrate au pouvoir en la personne de Mohamed Morsi. Un an plus tard, en 2013, rien ne s’était amélioré et les personnes qui avaient initié la révolution sont descendues dans la rue une fois de plus pour rejeter les résultats de la démocratie, forçant l’armée égyptienne à destituer Morsi. Aujourd’hui, l’armée reste le dirigeant de facto de l’Égypte, et la même oppression et l’injustice qui ont inspiré deux révolutions se poursuivent. Les options représentées par l’armée, Morsi, et les personnes en révolte sont les mêmes que celles décrites par Lincoln dans son discours inaugural : la tyrannie, la règle de la majorité et l’anarchie.
Ici, à la limite la plus éloignée de la lutte contre la pauvreté et l’oppression, nous nous heurtons toujours à l’État lui-même. Tant que nous nous soumettons à un gouvernement, l’État fera des va-et-vient au besoin entre la règle de la majorité et la tyrannie - deux expressions du même principe fondamental. L’État peut prendre de nombreuses formes ; comme la végétation, il peut mourir, puis repousser à partir des racines. Il peut prendre la forme d’une monarchie ou d’une démocratie parlementaire, d’une dictature révolutionnaire ou d’un conseil provisoire ; lorsque les autorités fuient et que les militaires se mutinent, l’État peut subsister comme un germe porté par les partisan·ne·s de l’ordre et du protocole dans une assemblée générale apparemment horizontale. Toutes ces formes, aussi démocratiques soient-elles, peuvent se régénérer en un régime capable d’écraser la liberté et l’autodétermination.
Le seul moyen sûr d’éviter la cooptation, la manipulation et l’opportunisme est de refuser de légitimer toute forme de règle. Lorsque les gens résolvent leurs problèmes et répondent directement à leurs besoins par le biais de structures flexibles, horizontales et décentralisées, il n’y a pas de dirigeant·e·s à corrompre, pas de structures formelles à ossifier, pas de processus unique à détourner. Éliminez les concentrations de pouvoir et celleux qui souhaitent prendre le pouvoir ne pourront pas acheter la société. Un peuple ingouvernable devra peut-être se défendre contre des tyrans potentiel·le·s, mais il ne mettra jamais sa propre force derrière les efforts d’un·e tyran qui veut gouverner.
Vers la Liberté : Points de Départ
L’anarchisme ne représente pas la forme la plus radicale de la démocratie, mais un tout autre paradigme d’action collective.
—Uri Gordon, Anarchy Alive!
La défense classique de la démocratie est qu’elle est la pire forme de gouvernement – à l’exception de toutes les autres.38 Mais si le gouvernement lui-même est le problème, nous devons retourner à la case départ. Repenser l’humanité sans gouvernement est un projet ambitieux. La plupart des modèles liés à l’absence État qui nous ont soutenus au cours de nos deux cent mille premières années ont été éradiqués, et deux siècles de théorie anarchiste ne font qu’effleurer la surface. Pour le moment, nous suggérons quelques valeurs de base qui pourraient nous guider au-delà de la démocratie, et quelques propositions générales pour comprendre ce que nous pourrions faire au lieu de gouverner. La plupart du travail reste à faire.
Horizontalité, Décentralisation, Autonomie, Anarchie
Après examen, la démocratie n’est pas à la hauteur des valeurs qui nous y ont attiré·e·s en premier lieu : égalitarisme, inclusivité, autodétermination. Pour réaliser ces valeurs, nous devons ajouter l’horizontalité, la décentralisation et l’autonomie à leurs côtés comme leurs contreparties indispensables.
En tant qu’aspiration politique, l’horizontalité a gagné beaucoup de terrain depuis la fin du XXe siècle. En commençant par le soulèvement zapatiste au Chiapas en 1994 et en prenant de l’ampleur grâce au mouvement mondial anti-mondialisation, une série de mouvements sociaux populaires ostensiblement horizontaux ont promu une organisation non hiérarchique. Le slogan Que se vayan todos (« Ils doivent tous partir ! ») popularisé lors de la rébellion de 2001 en Argentine exprime adéquatement la désillusion généralisée à l’égard des politicien·ne·s, des partis et des dirigeant·e·s de tous bords. Aujourd’hui, l’idée de structures sans chef·fe s’est répandue jusque dans le monde des affaires.39
Mais la décentralisation est tout aussi importante que l’horizontalité si nous ne voulons pas être piégé·e·s dans une tyrannie d’égal à égal, dans laquelle chacun·e doit pouvoir s’entendre sur quelque chose pour que chacun·e puisse le faire. Plutôt qu’un processus unique par lequel tous les organismes doivent passer, la décentralisation signifie de multiples sites de prise de décision et de multiples formes de légitimité. De cette façon, lorsque le pouvoir est réparti de manière inégale dans un contexte, cela peut être contrebalancé ailleurs. La décentralisation signifie préserver la différence - la diversité stratégique et idéologique est une source de force pour les mouvements et les communautés, tout comme la biodiversité dans le monde naturel. Nous ne devons ni réduire notre politique aux plus petits dénominateurs communs ni nous séparer en groupes homogènes en fonction des affinités seules.
La décentralisation implique l’autonomie - la capacité d’agir librement de sa propre initiative. L’autonomie peut s’appliquer à n’importe quel niveau d’échelle - une seule personne, un quartier, un mouvement, une région entière. Pour être libre, vous devez contrôler votre environnement immédiat et les détails de votre vie quotidienne ; plus vous êtes autosuffisant·e·s, plus votre autonomie est sécurisée. Cela ne signifie pas nécessairement répondre à tous vos besoins de manière indépendante ; cela pourrait également signifier le type d’interdépendance qui vous donne un effet de levier sur les personnes dont vous dépendez. Aucune institution ne devrait pouvoir monopoliser l’accès aux ressources ou aux relations sociales. Une société qui promeut l’autonomie nécessite ce qu’un ingénieur appellerait la redondance : un large éventail d’options et de possibilités dans tous les aspects de la vie.
Pourtant, si nous voulons promouvoir la liberté, il ne suffit pas d’affirmer l’autonomie à elle seule.40 Un État-nation ou un parti politique peut affirmer son autonomie ; il en va de même pour les nationalistes et les racistes. Le fait qu’une personne ou un groupe soit autonome ne nous dit pas si les relations qu’elle entretient avec les autres sont égalitaires ou hiérarchiques, inclusives ou exclusives. Si nous voulons maximiser l’autonomie de chacun·e plutôt que de la rechercher simplement pour nous-mêmes, nous devons créer un contexte social dans lequel personne ne peut accumuler de pouvoir institutionnel sur quelqu’un·e d’autre.
Nous devons créer l’anarchie.
Il nous a dit que nous ne devrions jamais nous laisser tenter par quelque considération que ce soit de reconnaître que les lois et les institutions existent de plein droit si notre conscience et notre raison les condamnent. Il nous a exhorté à ne pas nous soucier de savoir si une majorité, aussi importante soit-elle, s’opposait à nos principes et à nos opinions ; les plus grandes majorités n’étaient parfois que des foules organisées.
—August Bondi, écrivant à propos de John Brown.
Démystifier les Institutions
Pour le dire une fois de plus : les institutions existent pour nous servir, et non l’inverse. Elles n’ont aucun droit inhérent à notre obéissance. Nous ne devrions jamais les investir avec plus de légitimité que nos propres besoins et désirs. Lorsque nos souhaits sont en conflit avec les souhaits des autres, nous pouvons voir si un processus institutionnel peut produire une solution qui satisfait tout le monde ; mais dès que nous accordons à une institution le droit de juger nos conflits ou de dicter nos décisions, nous avons abdiqué notre liberté.
Il ne s’agit pas d’une critique d’un modèle organisationnel particulier, ni d’un argument en faveur des structures « informelles » plutôt que des structures « formelles ». Il s’agit plutôt de traiter tous les modèles comme provisoires - que nous les réévaluions et les réinventions sans cesse. Là où Thomas Paine a voulu introniser la loi en tant que roi, là où Rousseau a théorisé le contrat social et plus récemment les passionnés du capitalisme par dessus tout rêvent d’une société basée sur les seuls contrats, nous rétorquons que lorsque les relations sont vraiment dans l’intérêt de tou·te·s les participant·e·s, il n’y a pas besoin de lois ou de contrats.
De même, ce n’est pas un argument en faveur d’un simple individualisme, ni de traiter les relations comme des relations durables, ni de s’organiser uniquement avec celleux qui partagent nos préférences. Dans un monde surpeuplé et interdépendant, nous ne pouvons pas nous permettre de refuser de coexister ou de nous coordonner avec d’autres. Le fait est simplement que nous ne devons pas chercher à légiférer sur les relations.
Au lieu de s’en remettre à un plan ou à un protocole, nous pouvons évaluer les institutions sur une base continue : récompensent-elles la coopération ou la discorde ? Distribuent-elles le pouvoir ou créent-elles des goulots d’étranglement de ce pouvoir ? Offrent-elles à chaque participant·e la possibilité de réaliser son potentiel selon ses propres conditions ou imposent-elles des impératifs externes ? Facilitent-elles la résolution des conflits à des conditions mutuellement acceptables ou punissent-elles tou·te·s celleux qui vont à l’encontre d’un système codifié ?
Créer des Espaces de Rencontre
Au lieu de sites formels de prise de décision centralisée, nous proposons une variété d’espaces de rencontre où les gens peuvent s’ouvrir à l’influence de l’autre et trouver d’autres qui partagent leurs priorités. La rencontre signifie une transformation mutuelle : établir des repères communs, des préoccupations communes. L’espace de rencontre n’est pas un organe représentatif investi du pouvoir de prendre des décisions pour les autres, ni un organe directeur utilisant la règle de la majorité ou le consensus. C’est l’occasion pour les gens d’expérimenter en agissant dans différentes configurations sur une base volontaire.
La réunion de porte-parole précédant immédiatement les manifestations contre le sommet de la Zone de libre-échange des Amériques de 2001 dans la ville de Québec était un espace de rencontre classique. Cette réunion a rassemblé un large éventail de groupes autonomes qui avaient convergé du monde entier pour protester contre la ZLEA. Plutôt que d’essayer de prendre des décisions contraignantes en tant qu’organe, les participant·e·s ont présenté les initiatives que leurs groupes avaient préparées et ont entrepris de coordonner leurs efforts pour un bénéfice mutuel dans la mesure du possible. Une grande partie de la prise de décision a eu lieu par la suite dans des discussions informelles entre groupes. Par ce moyen, des milliers de personnes ont pu synchroniser leurs actions sans compter sur le leadership central ou sans donner à la police un aperçu détaillé du large éventail de plans qui devaient se dérouler. Si la réunion de porte-parole avait utilisé un modèle d’organisation destiné à produire l’unité et la centralisation, les participant·e·s auraient pu passer toute la nuit à se disputer sans succès sur les objectifs à adopter, la stratégie à adopter et les tactiques à autoriser.
La plupart des mouvements sociaux des deux dernières décennies ont été des modèles hybrides juxtaposant des espaces de rencontre avec une forme de démocratie. Dans Occupy, par exemple, les campements servaient d’espaces de rencontre ouverts, tandis que les assemblées générales étaient formellement destinées à fonctionner comme des organes de décision directement démocratiques. La plupart de ces mouvements ont obtenu leurs plus grands effets parce que les rencontres qu’ils ont facilitées ont ouvert des opportunités d’action autonome, et non parce qu’ils ont centralisé l’activité de groupe par la démocratie directe.41 Si nous abordons la rencontre comme le moteur de ces mouvements, plutôt que comme une matière première devant être façonné par un processus démocratique, cela pourrait nous aider à prioriser ce que nous faisons de mieux.
Les anarchistes frustré·e·s par les contradictions du discours démocratique se sont parfois replié·e·s pour s’organiser en fonction de la seule affinité préexistante. Pourtant, la ségrégation engendre la stagnation et la fracture. Il vaut mieux s’organiser en fonction de nos conditions et de nos besoins afin que nous entrions en contact avec tou·te·s les autres qui les partagent. Ce n’est que lorsque nous nous considérons comme des nœuds au sein de collectivités dynamiques, plutôt que des entités discrètes possédant des intérêts statiques, que nous pouvons donner un sens aux métamorphoses rapides que les gens subissent au cours d’expériences comme le mouvement Occupy - et à l’énorme pouvoir de la rencontre de nous transformer si nous nous y ouvrons.
Cultiver la Collectivité, Préserver la Différence
Si aucune institution, aucun contrat ou aucune loi ne doit être en mesure de dicter nos décisions, comment nous entendons-nous sur les responsabilités que nous avons les un·e·s envers les autres ?
Une proposition consiste à faire une distinction entre les groupes « fermés », dans lesquels les participant·e·s acceptent de répondre de leurs actions auprès des autres, et les groupes « ouverts » qui n’ont pas besoin de parvenir à un consensus.42 Mais cela soulève la question : comment tracer une ligne entre les deux ? Si nous sommes responsables envers nos camarades dans un groupe fermé seulement jusqu’à ce que nous choisissions de le quitter, et que nous pouvons partir à tout moment, ce n’est guère différent de la participation à un groupe ouvert. D’un autre côté, nous sommes tou·te·s impliqué·e·s, qu’on le veuille ou non, dans un groupe fermé partageant un seul espace incontournable : la Terre. Il ne s’agit donc pas de distinguer les espaces dans lesquels nous devons être responsables les un·e·s envers les autres des espaces dans lesquels nous pouvons agir librement. La question est de savoir comment favoriser à la fois la responsabilité et l’autonomie à tous les niveaux.
À cette fin, nous pouvons entreprendre de créer des collectivités qui s’épanouissent mutuellement à chaque niveau de la société - des espaces dans lesquels les gens s’identifient les un·e·s aux autres et ont des raisons de se comporter correctement les un·e·s avec les autres. Celles-ci peuvent prendre de nombreuses formes, des coopératives d’habitation et des assemblées de quartier jusqu’aux réseaux internationaux. Dans le même temps, nous reconnaissons que nous devrons les reconfigurer continuellement en fonction du degré d’intimité et d’interdépendance qui se révèle bénéfique pour les participant·e·s. Lorsqu’une configuration doit changer, cela ne doit pas être un signe d’échec : au contraire, cela montre que les participant·e·s ne sont pas en concurrence pour l’hégémonie.
Au lieu de traiter la prise de décision de groupe comme une recherche de l’unanimité, nous pouvons l’aborder comme un espace où des différences surgissent, des conflits se jouent et des transformations se produisent alors que différentes constellations sociales convergent et divergent. Le désaccord et la dissociation peuvent être tout aussi souhaitables que de parvenir à un accord, à condition qu’ils surviennent pour les bonnes raisons ; les avantages inhérents à l’organisation en plus grand nombre devraient suffire à dissuader les gens de se fracturer gratuitement. Apprendre à se séparer gracieusement doit nous permettre d’éviter des schismes inutilement acrimonieux, en préservant la possibilité que celleux qui se séparent puissent plus tard se retrouver. Nos institutions doivent nous aider à identifier et comprendre nos différences, non à les supprimer ou les submerger.
Certain·e·s témoins revenant des régions autonomes du Rojava rapportent que lorsqu’une assemblée ne parvient pas à un consensus, elle se divise en deux organes, partageant ses ressources entre eux. Si cela est vrai, il offre un modèle d’association volontaire qui est une amélioration considérable de l’unité démocratique procustéenne.
Résoudre les Conflits
Parfois, la division en groupes séparés ne suffit pas pour résoudre les conflits. Pour se passer de la coercition centralisée, nous devons trouver de nouvelles façons de lutter contre les conflits. Les conflits entre celleux qui s’opposent à l’État sont l’un des principaux atouts qui préservent la suprématie du modèle d’État.43 Si nous voulons créer des espaces de liberté, nous ne devons pas nous fracturer au point de ne pas pouvoir défendre ces espaces, et nous ne devons pas résoudre les conflits d’une manière qui créerait de nouveaux déséquilibres de pouvoir.
L’une des fonctions les plus fondamentales de la démocratie est d’offrir un moyen de régler les différends. Le vote, les tribunaux et la police servent tous à trancher les conflits sans nécessairement les résoudre ; la primauté du droit impose en fait un modèle où le·a gagnant·e remporte tout pour régler les différends. En centralisant la force, un État fort est capable de contraindre les parties en conflit à suspendre les hostilités même à des conditions mutuellement inacceptables. Cela permet à un gouvernement de supprimer les formes de conflits qui interfèrent avec son contrôle, comme la guerre de classe, tout en favorisant des formes de conflit qui sapent la résistance horizontale et autonome, comme la guerre des gangs. Nous ne pouvons pas comprendre la violence religieuse et ethnique de notre temps sans tenir compte de la manière dont les structures étatiques la provoquent et l’exacerbent.
Lorsque nous accordons une légitimité inhérente aux institutions, cela nous offre une excuse pour ne pas résoudre les conflits, en nous appuyant plutôt sur l’intercession de l’État. Cela nous donne un alibi pour conclure les différends par la force et exclure celleux qui sont structurellement défavorisé·e·s. Plutôt que de prendre l’initiative de régler les choses directement, nous finissons par chercher le pouvoir.
Si nous ne reconnaissons pas l’autorité de l’État, nous n’avons pas de telles excuses : nous devons trouver des résolutions mutuellement satisfaisantes ou bien subir les conséquences des conflits en cours. C’est une incitation à prendre au sérieux les besoins et les perceptions de toutes les parties, à développer des compétences permettant de désamorcer les tensions et de réconcilier les rivaux·ales. Il n’est pas nécessaire que tout le monde soit d’accord, mais nous devons trouver des moyens de différer qui ne produisent pas de hiérarchies, d’oppression ou d’antagonisme inutile. La première étape dans cette voie consiste à supprimer les incitations offertes par l’État à ne pas résoudre les conflits.
Malheureusement, bon nombre des modèles de résolution de conflits qui servaient autrefois aux communautés humaines nous sont désormais perdus, remplacés de force par les systèmes judiciaires d’Athènes et de Rome antiques. Nous pouvons nous tourner vers des modèles expérimentaux de justice transformatrice pour avoir un aperçu des alternatives que nous devons développer.
Refuser d’être Gouverné·e
En imaginant à quoi pourrait ressembler une société horizontale et décentralisée, nous pouvons imaginer des réseaux de collectifs et d’assemblées qui se chevauchent dans lesquels les gens s’organisent pour répondre à leurs besoins quotidiens - nourriture, abri, soins médicaux, travail, loisirs, discussion, camaraderie. Étant interdépendant·e·s, iels auraient de bonnes raisons de régler les différends à l’amiable, mais personne ne pourrait forcer quiconque à rester dans un arrangement malsain ou insatisfaisant. En réponse aux menaces, iels se mobiliseraient dans des formations ad hoc plus larges, en s’appuyant sur des liens avec d’autres communautés à travers le monde.
En fait, tout au long de l’histoire humaine, un grand nombre de sociétés sans État ont ressemblé à quelque chose comme ça. Aujourd’hui, des modèles comme celui-ci continuent d’apparaître aux intersections des traditions autochtones, féministes et anarchistes.
Cela nous ramène à notre point de départ - l’Athènes moderne, en Grèce. Dans la ville où la démocratie a vu le jour, des milliers de personnes s’organisent désormais sous des bannières anarchistes en réseaux horizontaux et décentralisés. Au lieu de l’exclusivité de l’ancienne citoyenneté athénienne, leurs structures sont vastes et ouvertes ; iels accueillent les migrant·e·s fuyant la guerre en Syrie, car iels savent que leur expérience de liberté doit grandir ou périr. Au lieu de l’appareil coercitif du gouvernement, iels cherchent à maintenir une répartition décentralisée du pouvoir renforcée par un engagement collectif de solidarité. Plutôt que de s’unir pour imposer la règle de la majorité, iels coopèrent pour empêcher la possibilité même de pouvoir régner.
Ce n’est pas un mode de vie dépassé, mais la fin d’une longue erreur.
Le principe selon lequel la majorité a le droit de gouverner la minorité résout pratiquement tout gouvernement en une simple lutte entre deux corps d’hommes, pour savoir lequel d’entre eux sera maître et lequel d’entre eux sera esclave ; un concours, qui - aussi sanglant soit-il - ne peut, dans la nature des choses, jamais être définitivement clos, tant que l’homme refuse d’être un esclave.
—Lysander Spooner, No Treason, No. 1.
De la Démocratie à la Liberté
Revenons au point culminant des soulèvements. Des milliers d’entre nous affluent dans les rues, se retrouvant dans de nouvelles formations qui offrent un sens de l’action inconnu et exaltant. Soudain, tout se croise : les mots et les actes, les idées et les sensations, les histoires personnelles et les événements mondiaux. Certitude - enfin, on se sent chez soi - et incertitude : enfin, un horizon ouvert. Ensemble, nous nous découvrons capables de choses que nous n’avions jamais imaginées.
Ce qu’il y a de beau dans de tels moments transcende tout système politique. Les conflits sont aussi essentiels que les éclairs de consensus inattendu. Ce n’est pas le fonctionnement de la démocratie, mais l’expérience de la liberté - de prendre collectivement notre destin en main. Aucun ensemble de procédures ne pourrait institutionnaliser cela. C’est un prix que nous devons arracher encore et encore aux mâchoires de l’habitude et de l’histoire.
La prochaine fois qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre et que nous aurons la chance de refaire nos vies et notre monde, plutôt que de réinventer une fois de plus la « vraie démocratie », jetons notre regard sur la liberté, la liberté elle-même.
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Par exemple, Cindy Milstein, dans Democracy Is Direct : « La démocratie directe […] est complètement en désaccord avec l’État et le capitalisme. » ↩
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Certain·e·s affirment qu’étymologiquement, demos n’a jamais signifié tout le peuple, mais seulement des classes sociales particulières. Voir, par exemple, Against Democracy, publié à l’origine en Espagne par les Grupos Anarquistas Coordinados. ↩
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Dans la traduction anglaise de Thomas Medwin ↩
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What Is Democracy – The Rule Of Law, un site produit et maintenu par le Bureau des Programmes d’Information Internationale du Département d’État Américain. ↩
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Voir Walter E. Williams, Democracy or Republic? ↩
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« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont vraiment libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. » -Mikhaïl Bakounine ↩
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« Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. » Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social, livre III, chapitre XV. ↩
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Les mouvements qui mettent l’accent sur la présence physique dans l’espace public, comme Occupy Wall Street, partagent cette priorité avec des nazis comme Carl Schmitt, juriste en chef du régime d’Hitler en Allemagne. C’est la plus ancienne forme de démocratie - spartiate plutôt qu’athénienne - dans laquelle les masses légitiment un mouvement ou un parti au pouvoir comme représentatif en l’acclamant en personne, plutôt que par des élections. ↩
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Dans Surveiller et Punir et d’autres ouvrages, Michel Foucault présente un argument convaincant à cet effet, en soulignant comment les gens de tous les niveaux de la société contribuent à perpétuer les hiérarchies. ↩
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Par exemple, dans The Revolutionary-Democratic Dictatorship of the Proletariat and the Peasantry. Deux générations plus tard, les enfants qui ont grandi en URSS ont appris que le monde était divisé en deux zones : les pays démocratiques (ceux sous domination ou influence soviétique) et les pays impérialistes (dans la sphère d’influence américaine). ↩
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Le droit de vote n’appartient qu’au peuple, pas aux réactionnaires. La combinaison de ces deux aspects, la démocratie pour le peuple et la dictature sur les réactionnaires, est la dictature démocratique du peuple”. -Mao Zedong, On The People’s Democratic Dictatorship ↩
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Voir, par exemple Shouts, Murmurs, and Votes: Acclamation and Aggregation in Ancient Greece, de Melissa Schwartzberg. ↩
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Voir Remarks by the President on Egypt, 11 février 2011. On pourrait objecter que les révolutions américaine, française et égyptienne sont considérées comme « démocratiques » non pas parce qu’elles représentaient le peuple choisissant une nouvelle forme de gouvernement, mais parce qu’elles ont mis en place les conditions pour que les élections se déroulent correctement. Pourtant, nous avons encore l’habitude de considérer ces révolutions comme représentant sous une forme ou une autre « la volonté du peuple » - ou alors d’où vient la légitimité des processus électoraux qu’elles ont institués ? ↩
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Les assemblées et les procédures judiciaires dans l’Athènes antique avaient lieu dans l’agora, un marché bordé de temples qui accueillait également le marché aux esclaves. Ici, à l’état d’embryon, nous voyons tous les piliers de notre société - économie, Église, État et peuple - et l’inégalité et l’exclusion qui leur sont intrinsèques. On peut comprendre l’agora comme une zone de concurrence unifiée, dans laquelle quatre monnaies interchangeables délimitent des déséquilibres de pouvoir progressifs. L’assemblée athénienne était connue sous le nom d’Ekklēsia, le même mot qui désigna plus tard l’Église chrétienne dans son ensemble - deux façons historiquement liées de définir le corps social qui compte comme « le peuple ». ↩
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Pour en savoir plus sur ce sujet, consulter Contract and Contagion: From Biopolitics to Oikonomia, d’Angela Mitropoulos. ↩
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Dans ce contexte, affirmer que « le personnel est politique » constitue un rejet féministe de la dichotomie entre oikos et polis. Mais si cet argument est compris comme signifiant que le personnel doit également être soumis à une prise de décision démocratique, il ne fait qu’étendre la logique du gouvernement à des aspects supplémentaires de la vie. La véritable alternative est d’affirmer plusieurs lieux de pouvoir, en faisant valoir que la légitimité ne devrait pas être confinée à un seul espace, de sorte que les décisions prises au sein du foyer ne sont pas subordonnées à celles prises sur le terrain de la politique formelle. ↩
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Cf. Frank B. Wilderson, III, The Prison Slave as Hegemony’s (Silent) Scandal ↩
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Une partie de cette confusion vient du fait que Graeber assimile simplement la démocratie à « des processus de prise de décision égalitaire », comme il le fait dans son essai There Never Was a West. Graeber reconnaît au passage que la tradition remontant à la Grèce se distingue des autres exemples de prise de décision égalitaire par la centralité du vote, mais il ne donne pas suite à cette différence. Par conséquent, il arrive à un paradoxe : « Depuis deux cents ans, les démocrates tentent de greffer des idéaux d’auto-gouvernance populaire sur l’appareil coercitif de l’État. En fin de compte, le projet est tout simplement irréalisable. De par leur nature, les États ne peuvent jamais être véritablement démocratisés. » Mais l’Athènes antique était aussi un État, et non moins fondamentalement coercitif que les démocraties d’aujourd’hui. Le problème n’est pas que, comme le fait valoir Graeber : « l’État démocratique a toujours été une contradiction », mais que Graeber n’a pas résolu les contradictions de sa propre taxonomie politique. ↩
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C’est un paradoxe fondamental des gouvernements démocratiques : établis par un crime, ils sanctifient la loi - légitimant un nouvel ordre au pouvoir comme accomplissement et continuation d’une révolte. ↩
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« L’obéissance à la loi est la vraie liberté », lit-on sur un mémorial aux soldats qui ont réprimé la rébellion de Shay. ↩
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Le·a capitaliste « libertaire » prétend que les activités du gouvernement même le plus démocratique interfèrent avec le fonctionnement pur du marché libre, tandis que le·a partisan·ne de la démocratie pure peut être sûr·e que tant qu’il y aura des inégalités économiques, les riches exerceront toujours une influence disproportionnée sur le processus démocratique, même le plus soigneusement construit. En fait, tant le·a capitaliste libertaire que le·a pur·e démocrate courent après de folles chimères, car le gouvernement et l’économie sont inséparables. Le marché compte sur l’État pour faire respecter les droits de propriété, alors qu’au fond, la démocratie est un moyen de transférer, de fusionner et d’investir le pouvoir politique : c’est un marché pour l’institution elle-même. ↩
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En juin 2016, la Grande-Bretagne a voté lors d’un référendum pour sortir de l’Union européenne. Salué par les nationalistes comme un triomphe pour la démocratie directe, cela a incité les partis d’extrême droite des Pays-Bas et d’Allemagne à ajouter des référendums réguliers à leurs programmes. ↩
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L’objection selon laquelle les démocraties qui gouvernent le monde aujourd’hui ne sont pas de vraies démocraties est une variante du sophisme classique du vrai Écossais. Si, après enquête, il s’avère qu’aucune démocratie existante n’est à la hauteur de ce que vous entendez par le mot, vous pourriez avoir besoin d’une expression différente pour ce que vous essayez de décrire. C’est comme les communistes qui, confronté·e·s à tous les régimes communistes répressifs du XXe siècle, protestent qu’aucun d’entre eux n’était proprement communiste. Lorsqu’une idée est si difficile à mettre en œuvre que des centaines de millions de personnes dotées d’une partie considérable des ressources de l’humanité et faisant de leur mieux sur une période de plusieurs siècles ne peuvent produire un seul modèle de travail, il est temps de retourner à la planche à dessin. Donnez aux anarchistes un dixième des opportunités qu’ont eues les marxistes et les démocrates, et nous pourrons alors discuter de la question de savoir si l’anarchie fonctionne ! ↩
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Sans institutions formelles, les organisations démocratiques appliquent souvent les décisions en délégitimant les actions initiées en dehors de leurs structures et en encourageant le recours à la force contre elles. D’où la scène classique dans laquelle le service d’ordre de manifestation attaque les manifestant·e·s pour avoir fait quelque chose qui n’a pas été convenu à l’avance via un processus démocratique centralisé. ↩
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Cf. Murray Bookchin, Thoughts on Libertarian Municipalism ↩
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En théorie, les catégories définies par l’exclusion, comme la citoyenneté, se décomposent lorsque nous les étendons au monde entier. Mais si nous voulons les briser, pourquoi ne pas les rejeter carrément, plutôt que de promettre de le faire tout en les légitimant davantage ? Lorsque nous utilisons le mot citoyenneté pour décrire quelque chose de souhaitable, cela ne peut que renforcer la légitimité de cette institution telle qu’elle existe aujourd’hui. ↩
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En fait, le mot « police » est dérivé du grec ancien polis signifiant citoyen. ↩
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Voir l’argument de Kant dans Der Streit der Fakultäten selon lequel une république est « violence avec liberté et loi », alors que l’anarchie est « liberté et loi sans violence » - la loi devient une simple recommandation qui ne peut être appliquée. ↩
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Voir, par exemple, le deuxième chapitre de [African American Politics] de Kendra A. King. ↩
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E.g. la critique de Bakoukine de la théorie marxiste dans Dieu et l’État ↩
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Jusqu’ici, du moins, nous pouvons être d’accord avec Booker T. Washington lorsqu’il déclarait : « L’expérience de reconstruction de la démocratie raciale a échoué parce qu’elle a commencé par le mauvais bout, en mettant l’accent sur les moyens politiques et les actes de droits civils plutôt que sur les moyens économiques et l’autodétermination. » ↩
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Voir, par exemple, Feminist Social Epistemology de Heidi Grasswick dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy ↩
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Par exemple, le 1er juin 1857, des membres des Plug Uglies de Baltimore et plusieurs autres gangs de rue soutenant le mouvement Know-Nothing ont attaqué des électeurs potentiels dans les bureaux de vote de Washington, DC. Les combats se sont poursuivis jusqu’à ce que deux compagnies de Marines soient dépêchées pour les contrôler, faisant six morts et des dizaines de blessés. ↩
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Dans [Networks and Netwars: The Future of Terror, Crime, and Militancy]https://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR1382.html), édité par John Arquilla et David Ronfeldt. ↩
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Voir, par exemple, King Leopold’s Ghost: A Story of Greed, Terror, and Heroism in Colonial Africa d’Adam Hochschild. ↩
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Fin mai 1968, par exemple, l’annonce d’élections anticipées a rompu la vague de grèves sauvages et d’occupations qui avait déferlé sur la France ; le spectacle de la majorité des citoyen·ne·s français·e·s votant pour le parti du président de Gaulle a suffi à dissiper tout espoir de révolution. Cela illustre comment les élections servent d’apparat qui font se représenter les citoyen·ne·s les un·e·s vis-à-vis des autres comme étant des participant·e·s volontaires dans l’ordre dominant. ↩
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Face aux crises économiques et à la désillusion généralisée à l’égard de la politique de représentation, nous voyons les gouvernements offrir une participation plus directe à la prise de décision pour pacifier le public. Tout comme les dictatures en Grèce, en Espagne et au Chili ont été obligées de passer à la démocratie pour neutraliser les mouvements de protestation, l’État ouvre de nouveaux rôles à celleux qui pourraient autrement y conduire l’opposition. Si nous sommes directement responsables du fonctionnement du système politique, nous nous blâmerons en cas d’échec - et non du format lui-même. Ceci explique de nouvelles expériences comme les budgets « participatifs » que les gouvernements locaux mettent en œuvre de Porto Alegre à Poznań. Dans la pratique, les participant·e·s ont rarement une influence sur les responsables municipaux·ales ; tout au plus peuvent-iels agir en tant que consultant·e·s ou voter avec un maigre 0,1% des fonds municipaux. Le véritable objectif de la budgétisation participative et d’autres programmes de ce type est de réorienter l’attention populaire des échecs du gouvernement vers le projet de le rendre plus démocratique. ↩
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Winston Churchill, s’adressant à la Chambre des communes le 11 novembre 1947. ↩
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Par exemple, www.holacracy.org ↩
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« Autonomie » est dérivé du préfixe du grec ancien autós-, soi-même, et nómos, loi - se donner sa propre loi. Cela suggère une compréhension de la liberté personnelle dans laquelle un aspect du moi - disons, le surmoi - contrôle en permanence les autres et dicte tout comportement. Kant a défini l’autonomie comme l’auto-législation, dans laquelle l’individu s’oblige à se conformer aux lois universelles de la morale objective plutôt que d’agir selon ses désirs. En revanche, un·e anarchiste pourrait rétorquer que nous devons notre liberté à l’interaction spontanée d’une myriade de forces en nous et entre nous, et non à la capacité de nous imposer un ordre unique. Laquelle de ces conceptions de la liberté que nous adoptons aura des répercussions sur tout, en partant de la façon dont nous imaginons la liberté à l’échelle planétaire jusqu’à la façon dont nous comprenons les mouvements des particules subatomiques - voir l’excellent essai de David Graeber, What’s the Point If We Can’t Have Fun? ↩
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De même, bon nombre des décisions qui ont donné à Occupy Oakland un impact plus important que les autres campements d’Occupy, y compris le refus de négocier avec le gouvernement de la ville et la réaction des militant·e·s à la première expulsion, étaient le résultat d’initiatives autonomes et non d’un processus de consensus. Pendant ce temps, certain·e·s occupant·e·s ont interprété le processus de consensus comme une sorte de cadre juridique décentralisé dans lequel toute action entreprise par un·e participant·e à l’occupation nécessitait le consentement de tou·te·s les autres participant·e·s. Comme un·e participant·e se souvient : « Une des premières fois que la police a tenté d’entrer dans le camp d’Occupy Oakland, elle a été immédiatement encerclée et s’est faite hurler dessus par un groupe d’une vingtaine de personnes. Certaines personnes n’en étaient pas satisfaites. Le plus bruyant de ces pacifistes s’est placé devant celleux qui affrontaient la police, a croisé ses avant-bras en X qui symbolise un fort désaccord dans la langue des signes du processus de consensus, et a dit : « Vous ne pouvez pas faire ça ! Je vous bloque ! » Pour lui, le consensus était un outil de contrôle horizontal, donnant à chacun·e le droit de réprimer les actions des autres qu’iels jugeait désagréables. ↩
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Ceci est une variation de la vieille opposition entre formel et informel ; il y a un peu de polis et d’oikos là-dedans. ↩
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En témoigne les autodefensas mexicaines, des groupes locaux qui ont entrepris de se défendre contre les cartels qui sont fonctionnellement identiques au gouvernement dans certaines régions du Mexique. Dans un premier temps, iels ont pu ouvrir des zones autonomes à l’abri de la violence. Mais ensuite, iels se sont brouillé·e·s entre elleux - reprenant la même guerre des gangs qui est la marque du capitalisme et de la politique d’État, qui avait produit la violence du cartel en premier lieu. ↩